Je vis l’écriture d’un roman comme la construction d’un système de fractales. C’est sans doute remâcher une vieille lecture sur les techniques d’écriture, réinventer la roue, que d’utiliser cette image, mais il me semble que c’est la plus juste : on dessine/pressent d’abord une forme générale, puis l’on se plonge dans le détail de cette forme, et cette plongée dans les formes intérieures permet en retour de définir avec plus de précision la forme générale, et d’affiner peu à peu les formes de toutes les échelles intermédiaires, dans un mouvement d’aller-retour perpétuel. Plus on avance dans le travail, plus on descend à l’échelon inférieur, plus l’on précise les détails, et plus la forme d’ensemble se dessine. C’est une exploration simultanée de tous les niveaux. Le degré le plus bas, c’est la phrase, le mot, le style : la porte d’entrée vers le roman, et en même temps son véhicule tout le long. C’est ainsi que le style et l’intrigue sont construits en miroir, que le fond et la forme se répondent.
Le voilà de retour. Je n’étais pas pressé qu’il repointe son nez, et qu’il insiste en plus. Mais puisque tu es là, salut à toi alors. Pas besoin de te dire de faire comme chez toi, n’est-ce pas ? Fichu compagnon d’écriture.
Il est revenu : le doute.
Ça commence par l’intrigue : est-ce que je vais dans la bonne direction ? Ça s’étend au bouquin entier : est-ce que ça a du sens de l’écrire ? Jusqu’à tout paralyser : est-ce que ça a du sens d’écrire des romans ? d’écrire tout court ?
« À quoi tu sers ? me susurre l’intrus. Qu’est-ce que tu fous, quand certains sauvent des vies, éduquent la jeunesse, trouvent des solutions aux problèmes du monde ? »
Mes deux premiers romans n’ont pas vraiment marché… faut-il vraiment se remuer les tripes pour en écrire un troisième, un de plus dans une production littéraire déjà pléthorique ?
Déjà, l’instinct de survie se réveille en moi : au fond, ce n’était peut-être qu’un problème de diffusion, de communication, d’image. Dans le monde actuel, il faut com-mu-ni-quer pour espérer le succès ; il faut se faire connaître, se faire voir, se faire désirer. Voir et être vu, lire… et être lu ?
Si ces deux romans n’ont pas marché, bien sûr, c’est que je n’ai pas adopté la bonne stratégie, la parfaite mise en scène de soi que tout artiste d’aujourd’hui doit offrir à son public. Trop tard, ce site Internet, ce compte Instagram, ces mises à jour LinkedIn ! Pas assez affûtées, ces manœuvres numériques, pas assez de stories, de selfies, de sexy ! « Comment n’es-tu pas encore sur Youtube, pauvre naïf ? »
Il faut apprendre à séduire les algorithmes, s’équiper pour imposer son meilleur profil, sélectionner sa langue et choisir sa niche : « À qui t’adresses-tu ? Quel est ton personnage ? Clarifie ta cible, bon sang ! »
Il faut affirmer qui l’on est, être fier de ce que l’on fait, et savoir vendre tout ça. Impossible d’aller contre son époque : il faut endosser son devenir mercatique.
« À moins que… le problème, ce soit ce que tu écris, kiki. » reprend mon hôte indésirable. « Vois comme tu rames à produire quelque chose dont tu serais satisfait ! »
Et je ne peux que m’incliner. Oui, ces heures à tenter, à hésiter, à avancer à tâtons pour… pour quoi, au fond ? Quelque chose qui a déjà été fait par d’autres sans doute, avec plus de sensibilité, d’intelligence, d’élégance. Ou bien un texte qui passera à côté de son sujet. Ou pire encore, une fiction gentillette, inoffensive. Ou incompréhensible. Il y a tant de façons de rater !
Une nouvelle angoisse émerge ces jours-ci, et mon doute me l’exprime sans détours : « Tu n’es pas assez intelligent pour aborder ces questions-là ! »
Hé oui : je voudrais écrire quelque chose qui n’est manifestement pas à ma portée. Je cherche à utiliser des concepts que je ne parviens pas à comprendre, et que je ne maîtriserai certainement jamais. Je voudrais aborder de front pour ce texte un nombre de dimensions supérieur à celui que mon cerveau parvient à traiter. J’atteins la limite.
Est-ce un effet de l’âge ? Ce serait la fin de l’énergie de la jeunesse, de la confiance en soi, de la foi en la possibilité de tout réussir, de tout apprendre, de tout changer ?
Au fond, même dans ce petit article, je ressens la limite. Je voudrais l’émailler de citations philosophiques pertinentes – Cioran, Schopenhauer, Nietzsche ? – mais puisque je ne suis pas plus savant que philosophe, il me faudrait aller les piocher dans un annuaire de citations en ligne en tapant les mots clés « échec », « doute » ou « médiocre ». Je préfère ne pas.
La solution serait-elle de revendiquer ce personnage de non-savant, de douteur bancal, pour tenter de faire de ma faiblesse une force, de ma honte une victoire ? Telle est la véritable question, au fond : que serait la victoire ? Quels paramètres seraient ceux du succès ? À partir de quoi, de comment, de combien pourrais-je établir qu’un roman a marché ? Ce seuil n’existe pas : notre besoin de consolation est impossible à rassasier, comme l’a révélé Stig Dagerman.
Mais l’écrivain suédois dévoile aussi « tout ce qui m’arrive d’important et tout ce qui donne à ma vie son merveilleux contenu : la rencontre avec un être aimé, une caresse sur la peau, une aide au moment critique, le spectacle du clair de lune, une promenade en mer à la voile, la joie que l’on donne à un enfant, le frisson devant la beauté ». Toutes ces choses que la situation actuelle nous empêche de vivre librement, et qui forment cependant la matière véritable d’une vie, en même temps que sa raison d’être ; ce qui fait taire, dans la ferveur de l’instant, le doute et l’angoisse, la peur, la mort.
C’est vrai : toi, mon ami, l’inconnue qui me sourit, l’être si lointain mais si proche, je te tiens dans mes bras et tout est oublié. Je peux écrire et aimer à nouveau, vivre sans crainte pour quelques temps encore. Ta douceur est mon remède, ton rire ma force renouvelée.
En ces temps où je ne peux t’étreindre, j’apprends en attendant à accepter le doute. De mon existence, j’embrasse l’insignifiance.
Comme l’être humain a besoin d’être rassuré ! C’est certainement ce qui explique le fameux happy end, et les histoires pleines de bons sentiments… et sans doute même toutes les histoires : on se sent rassuré de voir les autres triompher des épreuves (c’est possible !), mais rassuré aussi de leur malheur (il y a plus malheureux que moi !) « Si ce personnage est si salaud, c’est que je suis peut-être plus pur ? Si ça se finit si mal, c’est que ma vie en comparaison n’est pas si pourrie ? Si ce drame est si glauque, c’est que peut-être je ne suis pas si mal loti ? Et si tous échouent à la fin, alors c’est bien normal que, moi aussi, j’échoue dans ma vie… »
La plus grande difficulté de l’écriture, c’est l’organisation des idées. Le problème n’est pas d’avoir des idées, elles viennent sans cesse (beaucoup de mauvaises et quelques bonnes peut-être). La difficulté, c’est de les organiser pour leur donner du sens au sein du projet, qu’elles soient à leur place, intelligemment exploitée, avec sensibilité, finesse, justesse. La difficulté d’abord, c’est de savoir où noter cette idée pour la retrouver quand on en aura besoin, au milieu de toutes les autres. Pour qu’elle puisse rencontrer celles avec lesquelles résonner. Quand elle sort, il faut la noter tout de suite sous peine de l’oublier, et souvent elle arrive avec cinq ou six autres d’affilée, qui parfois n’ont rien à voir. Il faut tout noter, et pour ça rien de tel que la feuille volante. Puis, avant de perdre cette feuille parmi toutes les notes déjà prises, il faut trouver une place appropriée pour toutes ces idées dans l’un des projets en cours, en attendant qu’elles puissent être explorée, parfois des mois ou des années plus tard… si jamais elles le sont. Il faut pouvoir noter chaque idée de façon suffisamment explicite pour ne pas en perdre la richesse, et en même temps suffisamment concise pour qu’elle puisse être identifiée à nouveau facilement. Je cherche encore la méthode idéale. C’est comme si, en plein assemblage du moteur d’un train à grande vitesse en France, il vous fallait soudain mémoriser simultanément la forme d’un barrage hydraulique sur un fleuve secondaire du Mexique, le dessin de broderie de costumes d’un opéra dont vous ne connaissez encore ni la musique, ni la langue, ni même le thème, et l’émotion indicible ressentie par la première gouteuse adolescente dépressive d’un plat cuisiné par un être issu du croisement d’un barde celtique et d’un extraterrestre. Si vous avez une méthodologie rapide et efficace pour noter tout ça, call me NOW (please).
Deux mois déjà ! Après le premier article qui annonçait l’ouverture du site et le début de la résidence d’auteur associé à la Cité Radieuse de Briey-en-Forêt, il est plus que temps de raconter un peu ce qui s’y déroule… Ce sera l’occasion de quelques courtes notes durant les prochains jours.
Pour commencer : cette résidence, elle se fait avec qui ?
Comme je l’annonçais dans le premier billet, c’est à l’initiative de Romain Zattarin, responsable de projets à la mairie de Val-de-Briey, que cette résidence est née, et ce fut un plaisir de pouvoir le retrouver, cette fois-ci en compagnie de son équipe : Séverine Pinna, responsable de la communication de la commune, Cathy Fischer, community manager, et Melissa Succurro, graphiste. Leurs bureaux se trouvent au pied du beffroi de la ville, classé monument historique, dans le bâtiment récemment rénové avec soin nommé « La Maison des mille marches », ancienne boulangerie qui accueille également au rez-de-chaussée un FabLab dirigé par Cyril Martin, également webmaster de la commune.
Cette réunion de lancement s’est faite en compagnie de Catherine Valès, adjointe à la culture de la ville, de Christine Meggia, bibliothécaire en chef, et de Véronique Léonard, âme vivante de l’association La Première Rue chargée de valoriser le patrimoine de la Cité Radieuse et… mon hôte attentionnée chez « Corbu » !
En raison des contraintes sanitaires, beaucoup de rencontres prévues avec le public ont dû être suspendues, notamment à la bibliothèque, à la Cité ou à la Maison des mille marches. Nous avons en revanche pu lancer les ateliers d’écriture, en commençant par le lycée Louis Bertrand : sous l’égide de leur professeures-documentalistes Laurence Henry et Oriane Cortese-Marcandella, et avec la complicité active de leur professeure de français Maud Bondoni, les 35 élèves de la seconde A ont répondu présent au CDI pour mettre en scène chaque semaine avec créativité des futurs singuliers.
Dès cette semaine, nous entamons un nouvel atelier avec les élèves de l’EREA, grâce à l’invitation du directeur des travaux Olivier Tellier et avec l’implication précieuse de leur professeur de français et géographie Wilfried Grare. Après les vacances de printemps, ce sera le tour des jeunes pris en charge par le service de protection judiciaire de la jeunesse…
La vie à la Cité me fait côtoyer de nombreux habitants, parmi lesquels les deux voisins de bureau de Véronique : les graphistes et designers Vincent Dietsch et Steven Vitale, passionnés très investis dans l’organisation des expositions à la Cité et dans son rayonnement, et toujours prêts à vous recevoir avec un café, une bière ou une mirabelle.
Et grâce aux bons soins de Yasmine Kabli qui s’occupe de l’entretien des espaces de La Première Rue, c’est dans un logement impeccable que j’ai pu recevoir la visite amicale de Véronique Cola, organisatrice du Salon du Livre de Mancieulles. L’édition 2020 ayant dû être annulée, l’espoir demeure quant à celle de novembre 2021 : ce serait l’occasion de fêter, deux ans après, le point de départ de toute cette aventure…
Mise à jour du 1er février 2021 : Annick Englebert ayant créé un nouveau site pour mettre en ligne son travail, l’ancien site diachronie.be a été supprimé. Les liens y renvoyant dans cet article ont donc été mis à jour vers leur version archivée par archive.org sur sa « wayback machine ».
Depuis quelques années, la société française est agitée d’un débat virulent sur l’écriture inclusive. D’un côté, on l’accuse de casser une langue dont la beauté se serait peaufinée naturellement au fil des siècles, de l’autre on se révolte face à la difficile adoption d’une mesure qui ne ferait que rétablir dans la langue l’égalité reconnue entre êtres humains. Les positions semblent irréconciliables. L’histoire du français, et plus particulièrement de son écriture, peut-elle apporter un éclairage utile ?
La matière du débat étant celle-là même – la langue – qui permet de le tenir, je suis obligé avant de poursuivre de préciser la position qui aiguille mes choix dans l’écriture de ce texte. J’ai choisi d’opter ici pour une graphie traditionnelle (pas de point médian1 ni de genre neutre2), en utilisant des outils inclusifs qui me paraissent relativement consensuels : la double flexion3, ainsi que l’accord à la majorité4 et celui de proximité5.
Le 20 octobre 2020, la Tribune de Genève publie un article sur le travail de fin de cursus d’un étudiant à la Haute École d’Art et de Design (HEAD) : il aurait créé la première typographie contenant des caractères inclusifs. L’article est repris dans beaucoup de médias grand public, relançant le débat entre partisans et opposants qui s’écharpent déjà depuis longtemps à coup de tribunes et de procès en légitimité. Mais le texte suscite aussi la colère de ceux et celles qui travaillent depuis des années à la création de glyphes inclusives, et qui s’insurgent de voir leurs créations oubliées – invisibilisées6, plus précisément.
Cet article de Friction Magazine relate bien l’étendue des recherches menées par les personnes concernées, qui tentent de trouver des réponses graphiques aux questions que leur existence pose à la langue. Je soulignerais ici mon intérêt particulier pour le travail de linguiste mené par Alpheratz. Mais c’est un extrait du compte Instagram de la collective Bye Bye Binary qui m’a donné l’envie d’écrire ce billet.
On voit ici l’usage du tilde (~) sur les voyelles de base afin de les transformer en voyelles nasales (ã pour le son « an », õ pour le son « on »), mais aussi sur la consonne q, comme abréviation de que. Plus mystérieux encore à mon regard, cet étrange uo9, à la troisième ligne ! Il ne s’agit pourtant que du mot vous, le caractère u servant aussi à rendre le son « v », et le petit 9 inscrit en exposant étant une abréviation du suffixe us d’origine latine. Ces abréviations prisées des copistes, loin de n’avoir été que des raccourcis d’écriture, ont parfois joué un rôle important dans l’orthographe actuelle, en témoigne l’histoire du pluriel en aux d’un mot comme cheval.
On peut remarquer également l’usage inhabituel pour nous des f, u, mais aussi z, et l’absence de régularité de certaines orthographes, comme celle de la préposition à, écrite avec ou sans accent. Quelles étaient donc les règles en vigueur à cette époque, et comment ont-elles évoluées jusqu’à nos jours ?
Le site créé par la chercheuse et enseignante Annick Englebert, agrégée de linguistique et docteur en lettres et philosophie, permet de découvrir la langue française selon une perspective historique, et se révèle une véritable mine d’or. C’est de là que je tire l’essentiel des informations qui alimentent la suite de cet article. J’éviterai ici d’entrer dans les détails techniques, mais pour ceux et celles que l’histoire graphique de la langue française intéresse, je recommande de commencer par cette page de son site, qui offre un bon aperçu.
Pour décoder les sons représentés par les signes phonétiques présents sur son site, on peut les apprendre sur la page dédiée de ce site de promotion de l’alphabet phonétique international. On trouve sur la page Wikipedia concernée la grille plus complète et lisible de l’ensemble de l’alphabet. Pour ce texte, je n’en ferai pas usage et utiliserai l’alphabet français.
Voici donc un aperçu rapide, simplifié et sélectif de l’histoire de notre langue écrite :
Le français est au départ un dérivé du latin, une langue dans laquelle une lettre correspond à un son, et réciproquement (avec quelques exceptions).
Au XIIe siècle, le français, qui n’existait jusque-là quasiment que sous forme parlée, commence à prendre une place de plus en plus importante dans les écrits. Se pose alors un problème : au fil des siècles, les sonorités de la langue se sont bien éloignées de celle du latin d’origine, et de nombreuses se sont créées. Il y a donc des sons nouveaux – des phonèmes –, mais il manque de signes graphiques – de graphèmes – pour les représenter !
Voici les options théoriques listées par Annick Englebert pour répondre au problème :
créer des graphèmes spécifiques ;
recourir à des graphèmes appartenant à un autre système graphique ;
réemployer des graphèmes devenus disponibles ;
recourir à des signes diacritiques ;
constituer des digrammes, voire des trigrammes ou des quadrigrammes à partir des graphèmes de l’alphabet latin ;
admettre qu’un même graphème puisse rendre plusieurs phonèmes.
Dans la voie du recours à d’autres systèmes graphiques, Annick Englebert note que le français actuel garde la trace de l’emprunt de trois graphèmes étrangers : le k et le w anglo-saxons, et le y… grec, comme son nom l’indique. Mais ces trois graphèmes n’apportaient le support d’aucun phonème nouveau !
L’exemple le plus extrême de tentative d’emprunt étranger est sans doute celui d’Honorat Rambaud, maître d’école qui préconise dans sa Déclaration des abus que l’on commet en écrivant et le moyen de les éviter, et de représenter naïvement les paroles : ce que jamais homme n’a fait. d’ajouter 24 lettres issues d’autre systèmes graphiques à l’alphabet latin afin que chaque sonorité trouve un signe lui correspondant. L’aperçu ci-dessous7 témoigne de la grande différence qui en résulte, mais nous permet par la même occasion de nous rendre compte de la prononciation de l’époque (vers 1550) : le t final des mots comme alphabet et nouvellement s’entend, le n de nouvellement ou augmenté se prononce, le u de augmenté s’entend (et se prononce « ou »), etc.
RambaudRambaud 2 : la mission
D’un abord incompréhensible, ce nouvel alphabet permet ainsi bien de déchiffrer immédiatement tout texte inconnu, dès lors qu’on connait la correspondance sonore de chaque signe : un ancêtre à l’alphabet phonétique ? Rambaud fut moqué par les grammairiens et experts de l’époque, qui préféraient batailler entre eux — il faut croire que ce n’était pas sa guerre.
À la même date 1550, et avec la même volonté de créer un système d’équivalence entre signe et son, Louis Meigret propose un Trętté de la grammęre françoęze qui fait surtout usage de diacritiques8.
Il nous permet au passage de découvrir la prononciation d’époque du terme français : « françoés ». Français s’écrivait en réalité François (comme le prénom) et c’est donc l’ensemble oi qui se prononçait « oé ». Le traducteur et ami Francis Guévremont, d’origine québécoise, à l’occasion d’un repas avec notre éditeur David Meulemans, m’avait déjà raconté l’origine de la drôle de prononciation de nos cousins d’outre-Atlantique, que l’on retrouve aussi dans la bouche de certains habitants de nos campagnes françaises : ils ont gardé le parler de nos ancêtres communs – qui roulaient aussi les r. Et de mimer un Roi Soleil déclamant avec prestance sous nos sourires : « Le Rrrroé, c’est moé ! »
Hormis les graphèmes exogènes et les ajouts de diacritiques, les grammairiens et imprimeurs vont chercher à réutiliser des graphèmes abandonnés pour désigner les phonèmes nouveaux. L’exemple du signe u est amusant : servant à l’origine à désigner la prononciation « ou » en latin, le graphème u est un temps abandonné lorsque le français parlé ne fait plus usage du son « ou ». Il peut alors tranquillement être récupéré pour désigner le son « u » qui a émergé entre temps. Mais lorsque la langue parlé fait à nouveau usage du son « ou », il est alors impossible de lui attribuer à nouveau son signe d’origine u, ce qui oblige à inventer une forme composée, en lui adjoignant le signe o.
D’autres formes composées de deux ou plusieurs signes vont voir le jour, à l’exemple de ch. On ajoute ou modifie parfois des caractères pour clarifier la lecture : le y est plus lisible que le i parmi les jambages, et rajouter un h devant les mots qui commencent en i ou ui permet de mieux les identifier (hier, huit, etc.)
Dans la forêt de jambages (source gallica.bnf.fr – BnF)
À partir du XIVe siècle, la langue écrite n’est plus le monopole des copistes. Elle devient l’usage des gens de justice, moins instruits mais fiers d’être les tenants d’un savoir réservé à une élite, et qui veulent pouvoir affirmer leur privilège. Ces juristes9 ajoutent des lettres « parasites » aux mots pour leurs étymologies latines réelles ou supposées (le d de poids, par exemple), ou bien conservent des lettres qui ne se prononcent plus, par exemple à la fin des mots. C’est le début du divorce entre l’oral et l’écrit, lequel s’établit de façon artificielle, contre l’usage.
Dès le XVe siècle, ce sont les imprimeurs qui obtiennent le pouvoir d’établir la forme des mots. Dans leur grande majorité, ils poursuivent la démarche étymologisante, ajoutent des lettres d’origine grecque en plus des latines, et rétablissent le doublement des consonnes. Les ouvriers des imprimeries, payés à la ligne, sont trop heureux d’utiliser ces signes supplémentaires…
Au XVIe, l’imprimeur royal de François Ier, Geoffroy Tory, définit les règles de l’accent aigu, de la cédille et de l’apostrophe. Le système se fixe : c’est le début du concept d’orthographe.
Un siècle plus tard (avec la timide réforme de 1990) et jusqu’à aujourd’hui, les personnes favorables ou opposées à une évolution de la langue mènent toujours combat dans l’arène médiatique, avec une virulence redoublée.
Nous venons de voir rapidement comment la forme du français écrit a évolué durant les siècles, avec de nombreuses variations parfois concomitantes, des expérimentations, des allers-retours, des hésitations… La langue évolue sans cesse, avec des mots nouveaux, d’autres qui tombent dans l’oubli, des emprunts exogènes, etc. Chaque année, les dictionnaires ajoutent des définitions, pour entériner les réalités nouvelles qu’elles désignent.
Car la fonction principale du langage, c’est bien de « parler le monde » tel qu’il existe, et par ce moyen, de le penser. Pour cela, la langue doit répondre à de multiples contraintes et servir de multiples usages : rapidité de compréhension, précision d’expression, facilité d’apprentissage, universalisme, capacité à tout exprimer du plus abstrait au plus concret, etc. Il s’agit toujours d’un compromis entre soi et l’autre, pour trouver le terrain de compréhension le plus adapté.
C’est toujours un équilibre fragile : il faut suffisamment de stabilité pour l’usage et la transmission entre humains, mais une certaine capacité d’évolution pour que cette langue accompagne le mouvement incontrôlable du monde. On a vu plus haut que des changements trop radicaux peinent à convaincre, mais aussi que certains changements sont le fruit d’enjeux de pouvoir plus que de civilisation.
En regardant aujourd’hui les propositions de l’écriture inclusive, il faut se rappeler que la cédille, l’apostrophe ou les accents n’ont pas toujours existé. Ils sont le fruit d’un compromis entre le statu quo latin et les expérimentations créatives de quelques personnes audacieuses qui cherchaient des solutions aux manques de leur époque.
Car, hier comme aujourd’hui, c’est pour décrire des réalités qui manquent de représentations – qu’elles soient sonores ou sociétales – que des innovations graphiques ont vu le jour. On peut décider de nier la réalité du monde, comme l’ont fait les tenants de l’écrit du XIVe siècle en le déconnectant de son usage oral. Mais ne sont-ce pas ceux-là même qui, croyant magnifier l’écrit alors qu’ils ne contribuaient qu’à son isolement, sont à l’origine de sa désaffection grandissante aujourd’hui ?
Aimer la langue – et la littérature, son expression la plus fabuleuse –, c’est la vouloir vivante, audacieuse, aventureuse, et au contact des réalités complexes qu’elle entend décrire. Parmi toutes les options théoriques listées par Annick Englebert, la création de graphèmes est la seule qui n’ait pas été tentée par le passé : qu’on s’y essaie aujourd’hui me semble une rafraichissante nouvelle. Laissons les expérimentations se faire, les échos se trouver et le temps décider des nouveaux usages, sans a priori ni élitisme.
L’anatomie nous le rappelle : sans mouvement de langue, pas de parole possible. Et pas de french kiss non plus – pour la langue de l’amour, un comble !
Le français a été une langue orale jusqu’au XIIIe siècle, puis une langue de l’écrit avec le travail des copistes, des imprimeurs, de la presse, jusqu’au XXe siècle où la radio et la télévision rétablissent la balance de l’oralité. Vers la fin du XXe, l’expansion de l’informatique et la création d’internet donne une nouvelle impulsion à l’écrit. Mais en ce premier tiers de XXIe siècle, la vidéo, l’Intelligence Artificielle et la reconnaissance vocale rebattent les cartes. En plus d’un retour à l’oral, c’est carrément un retour à l’image que l’on observe : le smiley en vient à supplanter le langage SMS, au point qu’un auteur décide d’en choisir un pour titre de son ouvrage. Au Xe siècle, vitraux et mystères11 servaient pour l’Eglise à transmettre au peuple son message. Stories12 et smileys sont-ils les mystères et vitraux du XXIe siècle ?