La question à toutes les réponses

La fin du quarante-deux

Aujourd’hui, j’ai 43 ans. 

L’année der­nière, cela m’a­vait amu­sé de consta­ter que j’en­trais enfin dans l’ère du 42, ce fameux nombre qui serait, selon Douglas Adams — dont la « tri­lo­gie en cinq tomes » du Guide du voya­geur Galactique a été ma porte d’en­trée dans la science-fiction — la réponse à « la grande ques­tion sur la vie, l’u­ni­vers et le reste ». Je voyais dans cette entrée un clin d’œil aux tour­ments de la qua­ran­taine et la pos­si­bi­li­té d’en­fin arri­ver à mieux com­prendre ce que j’é­tais, ce que je vou­lais, et les clés de mon rap­port aux autres.

Un an après, je me rends compte que c’est tout l’in­verse. Les ques­tions sont plus nom­breuses que jamais, mais ce qui a chan­gé en moi, c’est l’ap­proche. Ce texte en est un exemple : jus­qu’à pré­sent, j’a­vais tou­jours rechi­gné à dévoi­ler publi­que­ment des aspects de ma vie pri­vée, de même qu’à affir­mer des points de vue tran­chés. C’était le fruit de mon édu­ca­tion, qui insis­tait sur la pudeur et le fait de ne pas s’ex­po­ser. C’était aus­si l’ex­pres­sion d’une angoisse : se dévoi­ler, n’était-ce pas prendre le risque de déplaire ? C’était enfin le signe d’une méga­lo­ma­nie cer­taine : « Tout ce que vous direz pour­ra être rete­nu contre vous », et comme c’é­tait évident que j’al­lais finir par être célèbre, on allait irré­mé­dia­ble­ment me repro­cher mes posi­tion­ne­ments pas­sés ou me har­ce­ler avec les infor­ma­tions per­son­nelles que j’au­rais lais­sé fuiter.

Ce mou­ve­ment d’ac­cep­ta­tion de l’ex­pres­sion de soi s’est accom­pa­gné d’une réflexion sur la manière de le faire. Je n’ai jamais vrai­ment aimé les réseaux sociaux et n’ai jamais réus­si à trou­ver la façon d’y être bien (y en a‑t-il seule­ment une ? leur concept n’est-il pas jus­te­ment d’en­tre­te­nir un malaise qui pousse à y reve­nir sans cesse ?)En plus de la ques­tion des algo­rithmes qui en sont deve­nu le prin­ci­pal pro­blème, l’ab­sence de per­son­na­li­sa­tion pos­sible de l’er­go­no­mie et de l’in­ter­face de ces outils, sans comp­ter leur mul­ti­pli­ca­tion et leurs codes propres, m’ont fina­le­ment per­sua­dé d’y renon­cer pour ne gar­der qu’un seul canal, que je peux défi­nir à ma guise : ce site internet. 

Si vous lisez ce texte sur Mastodon, c’est que ce réseau social n’est pas comme les autres : il fonc­tionne de façon décen­tra­li­sée, et cha­cun y parle « de chez lui » (et non pas dans l’im­mense hall mar­ke­té d’un centre com­mer­cial de chez Meta, par exemple). Grâce à WordPress, j’ai pu faire de mon site une ins­tance Mastodon, et chaque nou­veau texte publié sur le site est auto­ma­ti­que­ment dif­fu­sé sur le réseau, tout en res­tant sur mon ser­veur. Plutôt que de consa­crer du temps et de l’éner­gie à m’é­par­piller par­tout, je me concentre sur l’é­cri­ture, le « conte­nu » comme on dit maintenant.

Le lâcher-prise

Dans l’é­cri­ture, comme dans le dévoi­le­ment de moi, j’y allais jus­qu’à peu avec par­ci­mo­nie, avec beau­coup de réflexion en amont et sur­tout une immense dose de contrôle. 

Il fal­lait que chaque par­tie, chaque para­graphe, chaque phrase, et même chaque signe (ceols qui ont lu Le Point aveugle en savent quelque chose) soit savam­ment peséc, mûric, réflé­chic de façon appro­fon­die pour pou­voir être, à la fois, la concré­ti­sa­tion exacte de la pen­sée, et la forme la plus adap­tée à sa trans­mis­sion (ce que, bien sûr, ol n’é­tait jamais vrai­ment). Cela deman­dait une grande concen­tra­tion, et donc à chaque fois un temps dédié et un envi­ron­ne­ment adap­té. Mais c’é­tait sur­tout un grand frein à l’ac­tion, et la liste des idées ou envies res­tées en cou­lisses sur le bloc-notes n’a ces­sé de s’al­lon­ger au fil des années.

Il y a quelques semaines, j’ai déjeu­né avec des amics scé­na­ristes, des com­pa­gnums de plume ren­con­trécs lors d’une aven­ture com­mune il y a une dou­zaine d’an­nées. Chacum a tra­cé sa route dans sa direc­tion sin­gu­lière, mais nous ne man­quons pas de nous revoir deux-trois fois l’an pour par­ta­ger nos expé­riences, nos joies et nos dés­illu­sions ; pour rece­voir un regard autre mais avi­sé sur nos tra­jec­toires par­fois pleines de doutes (sur­tout la mienne).

Lors de ce repas, je confiai ma dif­fi­cul­té à écrire le roman en cours, mal­gré la bourse du CNL reçue. Je pen­sais que la bourse serait un moteur suf­fi­sant pour dépas­ser les blo­cages, un trem­plin à même de me lan­cer dans l’a­ven­ture, mais je res­tais pétri d’in­cer­ti­tudes et coin­cé dans des ques­tions de forme et de fond qui me parais­saient inso­lubles. C’est alors que la réponse jaillit de mes amics : écris le plus vite pos­sible, et sur­tout, autorise-toi à écrire un mau­vais roman ! Ça ne t’empêcheras pas de le reprendre ensuite si tu le veux, mais au moins tu auras la satis­fac­tion d’a­voir abou­ti quelque chose… et tu pour­ras tou­cher le reli­quat de la bourse — dont le ver­se­ment se déclenche lors de la sou­mis­sion du manus­crit terminé ! 

Je me lan­çai donc dans l’é­cri­ture sans regar­der en arrière ni m’ap­pe­san­tir sur chaque phrase, pour tenir l’ob­jec­tif quo­ti­dien que je m’é­tais don­né. J’ai rapi­de­ment atteint le plai­sir de pou­voir écrire un cha­pitre quo­ti­dien. Mais sur­tout, j’ai décou­vert un autre type d’é­cri­ture, plus fluide, plus libre. Sans doute plus per­son­nel, aus­si. En aban­don­nant la volon­té de maî­tri­ser ce qui peut sor­tir, je laisse une voix plus sin­cère s’ex­pri­mer. Et sans doute plus lisible, aus­si. Mais pas seule­ment. Je me délaisse éga­le­ment d’un pen­chant à la complexification.

L’art du non-retournement

J’ai vu Juré numé­ro 2, le der­nier film réa­li­sé par Clint Eastwood, écrit par Jonathan Abrams. La réa­li­sa­tion est hon­nête, clas­sique pourrait-on dire, sans éclat ni ingé­nio­si­té mais au ser­vice de l’his­toire et sur­tout de ses per­son­nage, à com­men­cer par ce fameux juré numé­ro 2. Celui-ci est un homme d’une tren­taine d’an­nées, dési­gné comme juré d’une affaire cri­mi­nelle. Il cherche à se faire rem­pla­cer : sa femme est sur le point d’ac­cou­cher, et il ne veut pas man­quer la nais­sance ; en vain. Il doit donc juger avec onze autres per­sonnes le petit-ami d’une femme qu’on a retrou­vé morte dans le ravin joux­tant une route, non loin du bar où ils s’é­taient publi­que­ment dis­pu­tés, et d’où elle était par­tie à pied, peu avant que lui ne prenne sa voi­ture pour la rat­tra­per. Or, le pro­ta­go­niste juré se rend compte rapi­de­ment que l’en­droit où a été retrou­vée la vic­time est pré­ci­sé­ment celui où, ce soir-là, il a pen­sé avoir heur­té un cerf… Il est donc per­sua­dé d’être le cou­pable, et que l’homme qu’il juge (et que tous les autres jurés, comme la pro­cu­reure, pensent cou­pable) est en fait innocent.

Ces infor­ma­tions arrivent très rapi­de­ment, au bout de quelques minutes. Je me suis alors dit : com­ment vont-ils tenir la lon­gueur ? Quelles vont être les révé­la­tions qui vont relan­cer l’in­trigue ? Je m’at­ten­dais à ce qu’un chan­ge­ment de pers­pec­tive impor­tant se révèle : fina­le­ment, ce n’est pas lui le res­pon­sable de la mort de la jeune femme, on va apprendre autre chose, etc. Mais… non.

Ce fut une leçon d’é­cri­ture pour moi : pas besoin de retour­ne­ment sup­plé­men­taire, de révé­la­tion en plus. Il faut juste mus­cler au maxi­mum la pré­misse, le concept, pour en tirer toute la sève. Ici, un homme appe­lé à condam­ner un accu­sé de meurtre qu’il est le seul à savoir inno­cent, puisque c’est lui le res­pon­sable de la mort. 

Le pro­ta­go­niste est dans un dilemme fort : il ne peut pas se per­mettre de se dénon­cer, parce qu’il ne peut pas lais­ser sa femme éle­ver seule leur fille à naître (ils ont déjà per­du des jumeaux d’une pré­cé­dente gros­sesse), mais il ne peut pas non plus accep­ter qu’un inno­cent soit condam­né, qui plus est un bad guy repen­ti qui affirme avoir chan­gé en ren­con­trant sa petite amie, parce que lui-même est un alcoo­lique repen­ti… sau­vé par la ren­contre avec sa femme. Et le soir de l’ac­ci­dent, c’est jus­te­ment cet enjeu d’al­cool et de bébé qui est au paroxysme et le pousse à être sur les lieux alors qu’il ne devrait pas : c’est le jour anni­ver­saire où devaient naître ses jumeaux décé­dés. Pour sup­por­ter ce sou­ve­nir trau­ma­tique, il décide de men­tir à sa femme et fait un détour pour s’ar­rê­ter com­man­der une pinte (qu’il ne boi­ra fina­le­ment pas) dans un bar… celui pré­ci­sé­ment où le couple se dispute. 

Ce n’est pas la mul­ti­pli­ca­tion des évé­ne­ments qui rend l’his­toire si tou­chante et pre­nante, c’est leur pro­fon­deur gran­dis­sante (un peu comme une frac­tale). Contre la com­plexi­té nar­ra­tive, c’est la com­plexi­té émo­tion­nelle et la cohé­rence de l’en­semble qui apportent ten­sion dra­ma­tique et satis­fac­tion lors de sa réso­lu­tion (même ouverte, comme dans le cas du film d’Eastwood).

À une époque où le monde vit de plus en plus dans une suc­ces­sion d’an­nonces, d’é­vé­ne­ments contraires, où tout change tout le temps et dans tous les sens, j’ai besoin, comme beau­coup de monde sans doute, d’ap­prendre l’art du non-retournement. De me dés­in­toxi­quer des noti­fi­ca­tions, des infos en conti­nu, des « conte­nus » dis­po­nibles à n’en plus finir, pour retrou­ver la pré­misse en moi, le fil conduc­teur à appro­fon­dir, qui donne du sens à l’exis­tence.

Voici donc la leçon de cette année quarante-deux écou­lée, et la ques­tion qui demeure, au niveau per­son­nel comme pro­fes­sion­nel ; ce qui m’ap­pa­raît comme la ques­tion pour trou­ver toutes les réponses : 

Comment lâcher mieux pour appro­fon­dir plus ?

Et ça nous mène à la danse… mais ce sera pour un autre texte !

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Auteur de romans, scénariste de documentaires, consultant en scénarios et curieux de tout.

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