Mouvements de langue
Mise à jour du 1er février 2021 : Annick Englebert ayant créé un nouveau site pour mettre en ligne son travail, l’ancien site diachronie.be a été supprimé. Les liens y renvoyant dans cet article ont donc été mis à jour vers leur version archivée par archive.org sur sa « wayback machine ».
Depuis quelques années, la société française est agitée d’un débat virulent sur l’écriture inclusive. D’un côté, on l’accuse de casser une langue dont la beauté se serait peaufinée naturellement au fil des siècles, de l’autre on se révolte face à la difficile adoption d’une mesure qui ne ferait que rétablir dans la langue l’égalité reconnue entre êtres humains. Les positions semblent irréconciliables. L’histoire du français, et plus particulièrement de son écriture, peut-elle apporter un éclairage utile ?
La matière du débat étant celle-là même – la langue – qui permet de le tenir, je suis obligé avant de poursuivre de préciser la position qui aiguille mes choix dans l’écriture de ce texte. J’ai choisi d’opter ici pour une graphie traditionnelle (pas de point médian1 ni de genre neutre2), en utilisant des outils inclusifs qui me paraissent relativement consensuels : la double flexion3, ainsi que l’accord à la majorité4 et celui de proximité5.
Le 20 octobre 2020, la Tribune de Genève publie un article sur le travail de fin de cursus d’un étudiant à la Haute École d’Art et de Design (HEAD) : il aurait créé la première typographie contenant des caractères inclusifs. L’article est repris dans beaucoup de médias grand public, relançant le débat entre partisans et opposants qui s’écharpent déjà depuis longtemps à coup de tribunes et de procès en légitimité. Mais le texte suscite aussi la colère de ceux et celles qui travaillent depuis des années à la création de glyphes inclusives, et qui s’insurgent de voir leurs créations oubliées – invisibilisées6, plus précisément.
Cet article de Friction Magazine relate bien l’étendue des recherches menées par les personnes concernées, qui tentent de trouver des réponses graphiques aux questions que leur existence pose à la langue. Je soulignerais ici mon intérêt particulier pour le travail de linguiste mené par Alpheratz. Mais c’est un extrait du compte Instagram de la collective Bye Bye Binary qui m’a donné l’envie d’écrire ce billet.
En voyant cette image, j’ai repensé à la première page d’une édition du Gargantua de Rabelais présente sur le site de la BNF.
On voit ici l’usage du tilde (~) sur les voyelles de base afin de les transformer en voyelles nasales (ã pour le son « an », õ pour le son « on »), mais aussi sur la consonne q, comme abréviation de que. Plus mystérieux encore à mon regard, cet étrange uo9, à la troisième ligne ! Il ne s’agit pourtant que du mot vous, le caractère u servant aussi à rendre le son « v », et le petit 9 inscrit en exposant étant une abréviation du suffixe us d’origine latine. Ces abréviations prisées des copistes, loin de n’avoir été que des raccourcis d’écriture, ont parfois joué un rôle important dans l’orthographe actuelle, en témoigne l’histoire du pluriel en aux d’un mot comme cheval.
On peut remarquer également l’usage inhabituel pour nous des f, u, mais aussi z, et l’absence de régularité de certaines orthographes, comme celle de la préposition à, écrite avec ou sans accent. Quelles étaient donc les règles en vigueur à cette époque, et comment ont-elles évoluées jusqu’à nos jours ?
Le site créé par la chercheuse et enseignante Annick Englebert, agrégée de linguistique et docteur en lettres et philosophie, permet de découvrir la langue française selon une perspective historique, et se révèle une véritable mine d’or. C’est de là que je tire l’essentiel des informations qui alimentent la suite de cet article. J’éviterai ici d’entrer dans les détails techniques, mais pour ceux et celles que l’histoire graphique de la langue française intéresse, je recommande de commencer par cette page de son site, qui offre un bon aperçu.
Pour décoder les sons représentés par les signes phonétiques présents sur son site, on peut les apprendre sur la page dédiée de ce site de promotion de l’alphabet phonétique international. On trouve sur la page Wikipedia concernée la grille plus complète et lisible de l’ensemble de l’alphabet. Pour ce texte, je n’en ferai pas usage et utiliserai l’alphabet français.
Voici donc un aperçu rapide, simplifié et sélectif de l’histoire de notre langue écrite :
Le français est au départ un dérivé du latin, une langue dans laquelle une lettre correspond à un son, et réciproquement (avec quelques exceptions).
Au XIIe siècle, le français, qui n’existait jusque-là quasiment que sous forme parlée, commence à prendre une place de plus en plus importante dans les écrits. Se pose alors un problème : au fil des siècles, les sonorités de la langue se sont bien éloignées de celle du latin d’origine, et de nombreuses se sont créées. Il y a donc des sons nouveaux – des phonèmes –, mais il manque de signes graphiques – de graphèmes – pour les représenter !
Voici les options théoriques listées par Annick Englebert pour répondre au problème :
- créer des graphèmes spécifiques ;
- recourir à des graphèmes appartenant à un autre système graphique ;
- réemployer des graphèmes devenus disponibles ;
- recourir à des signes diacritiques ;
- constituer des digrammes, voire des trigrammes ou des quadrigrammes à partir des graphèmes de l’alphabet latin ;
- admettre qu’un même graphème puisse rendre plusieurs phonèmes.
Dans la voie du recours à d’autres systèmes graphiques, Annick Englebert note que le français actuel garde la trace de l’emprunt de trois graphèmes étrangers : le k et le w anglo-saxons, et le y… grec, comme son nom l’indique. Mais ces trois graphèmes n’apportaient le support d’aucun phonème nouveau !
L’exemple le plus extrême de tentative d’emprunt étranger est sans doute celui d’Honorat Rambaud, maître d’école qui préconise dans sa Déclaration des abus que l’on commet en écrivant et le moyen de les éviter, et de représenter naïvement les paroles : ce que jamais homme n’a fait. d’ajouter 24 lettres issues d’autre systèmes graphiques à l’alphabet latin afin que chaque sonorité trouve un signe lui correspondant. L’aperçu ci-dessous7 témoigne de la grande différence qui en résulte, mais nous permet par la même occasion de nous rendre compte de la prononciation de l’époque (vers 1550) : le t final des mots comme alphabet et nouvellement s’entend, le n de nouvellement ou augmenté se prononce, le u de augmenté s’entend (et se prononce « ou »), etc.
D’un abord incompréhensible, ce nouvel alphabet permet ainsi bien de déchiffrer immédiatement tout texte inconnu, dès lors qu’on connait la correspondance sonore de chaque signe : un ancêtre à l’alphabet phonétique ? Rambaud fut moqué par les grammairiens et experts de l’époque, qui préféraient batailler entre eux — il faut croire que ce n’était pas sa guerre.
À la même date 1550, et avec la même volonté de créer un système d’équivalence entre signe et son, Louis Meigret propose un Trętté de la grammęre françoęze qui fait surtout usage de diacritiques8.
Il nous permet au passage de découvrir la prononciation d’époque du terme français : « françoés ». Français s’écrivait en réalité François (comme le prénom) et c’est donc l’ensemble oi qui se prononçait « oé ». Le traducteur et ami Francis Guévremont, d’origine québécoise, à l’occasion d’un repas avec notre éditeur David Meulemans, m’avait déjà raconté l’origine de la drôle de prononciation de nos cousins d’outre-Atlantique, que l’on retrouve aussi dans la bouche de certains habitants de nos campagnes françaises : ils ont gardé le parler de nos ancêtres communs – qui roulaient aussi les r. Et de mimer un Roi Soleil déclamant avec prestance sous nos sourires : « Le Rrrroé, c’est moé ! »
Hormis les graphèmes exogènes et les ajouts de diacritiques, les grammairiens et imprimeurs vont chercher à réutiliser des graphèmes abandonnés pour désigner les phonèmes nouveaux. L’exemple du signe u est amusant : servant à l’origine à désigner la prononciation « ou » en latin, le graphème u est un temps abandonné lorsque le français parlé ne fait plus usage du son « ou ». Il peut alors tranquillement être récupéré pour désigner le son « u » qui a émergé entre temps. Mais lorsque la langue parlé fait à nouveau usage du son « ou », il est alors impossible de lui attribuer à nouveau son signe d’origine u, ce qui oblige à inventer une forme composée, en lui adjoignant le signe o.
D’autres formes composées de deux ou plusieurs signes vont voir le jour, à l’exemple de ch. On ajoute ou modifie parfois des caractères pour clarifier la lecture : le y est plus lisible que le i parmi les jambages, et rajouter un h devant les mots qui commencent en i ou ui permet de mieux les identifier (hier, huit, etc.)
À partir du XIVe siècle, la langue écrite n’est plus le monopole des copistes. Elle devient l’usage des gens de justice, moins instruits mais fiers d’être les tenants d’un savoir réservé à une élite, et qui veulent pouvoir affirmer leur privilège. Ces juristes9 ajoutent des lettres « parasites » aux mots pour leurs étymologies latines réelles ou supposées (le d de poids, par exemple), ou bien conservent des lettres qui ne se prononcent plus, par exemple à la fin des mots. C’est le début du divorce entre l’oral et l’écrit, lequel s’établit de façon artificielle, contre l’usage.
Dès le XVe siècle, ce sont les imprimeurs qui obtiennent le pouvoir d’établir la forme des mots. Dans leur grande majorité, ils poursuivent la démarche étymologisante, ajoutent des lettres d’origine grecque en plus des latines, et rétablissent le doublement des consonnes. Les ouvriers des imprimeries, payés à la ligne, sont trop heureux d’utiliser ces signes supplémentaires…
Au XVIe, l’imprimeur royal de François Ier, Geoffroy Tory, définit les règles de l’accent aigu, de la cédille et de l’apostrophe. Le système se fixe : c’est le début du concept d’orthographe.
L’Académie, fondée au XVIIe, entérine les graphies étymologisantes, mais n’hésite pas au siècle suivant à modifier l’orthographe de nombreux mots, jusqu’à un tiers d’entre eux dans l’édition de 1740 de son Dictionnaire. C’est à la même époque que naît, sous l’impulsion de grammairiens convaincus de la supériorité de l’homme sur la femme, la fameuse règle qui fait aujourd’hui couler beaucoup d’encre : « Le masculin l’emporte sur le féminin. »
En 1893, un projet de réforme visant à harmoniser certaines règles d’orthographe est stoppé par les Académiciens10 réfractaires grâce à la médiatisation de leur révolte dans la presse – ce qui suscite des réactions ironiques, qui restent encore d’actualité.
Un siècle plus tard (avec la timide réforme de 1990) et jusqu’à aujourd’hui, les personnes favorables ou opposées à une évolution de la langue mènent toujours combat dans l’arène médiatique, avec une virulence redoublée.
On ne s’arrêtera pas ici au pouvoir réel dont disposerait encore l’Académie, il suffira de constater à quel point est suivie sa décision concernant la Covid-19 (même si cet avis apparaît plus nuancé qu’on ne l’a rapporté). Pour les curieuses et curieux, l’Académie a mis en ligne récemment son Dictionnaire, sur un site permettant de comparer l’évolution des définitions des mots au fil de ses éditions.
Nous venons de voir rapidement comment la forme du français écrit a évolué durant les siècles, avec de nombreuses variations parfois concomitantes, des expérimentations, des allers-retours, des hésitations… La langue évolue sans cesse, avec des mots nouveaux, d’autres qui tombent dans l’oubli, des emprunts exogènes, etc. Chaque année, les dictionnaires ajoutent des définitions, pour entériner les réalités nouvelles qu’elles désignent.
Car la fonction principale du langage, c’est bien de « parler le monde » tel qu’il existe, et par ce moyen, de le penser. Pour cela, la langue doit répondre à de multiples contraintes et servir de multiples usages : rapidité de compréhension, précision d’expression, facilité d’apprentissage, universalisme, capacité à tout exprimer du plus abstrait au plus concret, etc. Il s’agit toujours d’un compromis entre soi et l’autre, pour trouver le terrain de compréhension le plus adapté.
C’est toujours un équilibre fragile : il faut suffisamment de stabilité pour l’usage et la transmission entre humains, mais une certaine capacité d’évolution pour que cette langue accompagne le mouvement incontrôlable du monde. On a vu plus haut que des changements trop radicaux peinent à convaincre, mais aussi que certains changements sont le fruit d’enjeux de pouvoir plus que de civilisation.
En regardant aujourd’hui les propositions de l’écriture inclusive, il faut se rappeler que la cédille, l’apostrophe ou les accents n’ont pas toujours existé. Ils sont le fruit d’un compromis entre le statu quo latin et les expérimentations créatives de quelques personnes audacieuses qui cherchaient des solutions aux manques de leur époque.
Car, hier comme aujourd’hui, c’est pour décrire des réalités qui manquent de représentations – qu’elles soient sonores ou sociétales – que des innovations graphiques ont vu le jour. On peut décider de nier la réalité du monde, comme l’ont fait les tenants de l’écrit du XIVe siècle en le déconnectant de son usage oral. Mais ne sont-ce pas ceux-là même qui, croyant magnifier l’écrit alors qu’ils ne contribuaient qu’à son isolement, sont à l’origine de sa désaffection grandissante aujourd’hui ?
Aimer la langue – et la littérature, son expression la plus fabuleuse –, c’est la vouloir vivante, audacieuse, aventureuse, et au contact des réalités complexes qu’elle entend décrire. Parmi toutes les options théoriques listées par Annick Englebert, la création de graphèmes est la seule qui n’ait pas été tentée par le passé : qu’on s’y essaie aujourd’hui me semble une rafraichissante nouvelle. Laissons les expérimentations se faire, les échos se trouver et le temps décider des nouveaux usages, sans a priori ni élitisme.
L’anatomie nous le rappelle : sans mouvement de langue, pas de parole possible. Et pas de french kiss non plus – pour la langue de l’amour, un comble !
Post scriptum :
Le français a été une langue orale jusqu’au XIIIe siècle, puis une langue de l’écrit avec le travail des copistes, des imprimeurs, de la presse, jusqu’au XXe siècle où la radio et la télévision rétablissent la balance de l’oralité. Vers la fin du XXe, l’expansion de l’informatique et la création d’internet donne une nouvelle impulsion à l’écrit. Mais en ce premier tiers de XXIe siècle, la vidéo, l’Intelligence Artificielle et la reconnaissance vocale rebattent les cartes. En plus d’un retour à l’oral, c’est carrément un retour à l’image que l’on observe : le smiley en vient à supplanter le langage SMS, au point qu’un auteur décide d’en choisir un pour titre de son ouvrage. Au Xe siècle, vitraux et mystères11 servaient pour l’Eglise à transmettre au peuple son message. Stories12 et smileys sont-ils les mystères et vitraux du XXIe siècle ?
Notes
- ex. « confiné·e·s »
- ex « amiz »
- ex. « Françaises, Français »
- ex. « les filles et le garçon sont venues »
- ex. « les frères et les sœurs sont venues »
- se dit de phénomènes ou groupes sociaux rendus invisibles par une omission plus ou moins volontaire
- source gallica.bnf.f – BnF
- signe accompagnant une lettre ou un graphème pour en modifier la prononciation (Wikipedia)
- au contraire des copistes dont une partie étaient dans des couvents féminins, les femmes n’avaient pas le droit d’étudier à l’université, donc d’apprendre le droit
- tous hommes !
- spectacles mettant en scène des épisodes de la bible
- courtes vidéos utilisées sur les réseaux sociaux