Hier et aujourd’hui : anciennes nouvelles
Durant la semaine passée, deux personnes de mon entourage, qui ne se connaissent pas entre elles mais avec qui, pour chacune d’elles, se dessine un lien qui prend la forme de l’amitié, m’ont demandé à découvrir ce que j’écrivais. Je les ai d’abord renvoyées vers mes romans et vers ce site, mais j’ai pris conscience que ce qu’elles cherchaient probablement n’était pas disponible : un accès direct à un texte de fiction plutôt court permettant de se faire une idée rapide de ce que j’écris – de l’auteur que je suis.
Si aujourd’hui je préfère me concentrer sur la construction de fictions longues et proposer des textes courts que les Anglo-Saxons rangeraient dans la catégorie « non-fiction », j’ai écrit par le passé quelques nouvelles, dont la majorité n’ont pas été publiées. Ce matin, je suis retourné voir si ma satisfaction vis-à-vis de ces textes avaient survécu au passage du temps.
Voici donc, en ces temps de repli face aux réalités actuelles et de célébration effrénée des temps passés, une « ancienne » nouvelle, écrite en 2012. En la relisant, j’éprouve un sentiment ambigu : ce que je suis aujourd’hui s’inscrit sans conteste dans la continuité de ce que j’étais hier, mais se révèle au moins tout autant le fruit des épreuves traversées depuis, des tentatives incertaines, des difficiles remises en question, des rencontres inattendues. Tous ces changements importants m’ont transformé d’une façon inimaginable dix ans plus tôt, et pourtant je ressens à cette lecture que je suis toujours le même, allégé simplement d’un certain nombre de carcans intérieurs : des idées trop arrêtées sur ce que j’étais, sur ce que je devais rester ou devenir, sur comment devait tourner le monde, des aveuglements qui m’empêchaient de comprendre les autres, de les accepter pleinement, de les aimer, des peurs surtout – et sur tout.
Le monde n’est que ce que nous en faisons. Il me semble qu’il n’y a pas à avoir peur de perdre ce que nous sommes, car ce n’est déjà plus que ce que nous étions.
Pourquoi ne pas prendre le risque de changer ? C’est le seul moyen, je crois, d’espérer mieux devenir nous-même.
Humeur bénigne
Il me fallait d’urgence un sourire. Dès l’ouverture des marchés, je m’y précipitai dans l’espoir d’en dénicher à un taux accessible. Depuis plusieurs mois, une pénurie de bonne humeur sévissait, et il était devenu extrêmement difficile pour le peuple de s’approvisionner en bien-être au quotidien.
L’offre s’était réduite brutalement, sans préavis. On avait vainement tenté de se rappeler l’événement qui en aurait été l’origine, mais la mémoire partielle, partiale, des images rendait tout recul impossible, et la pensée se perdait en accusations faciles et arbitraires. Chaque matin, sur les ondes, les souffles d’experts érigeaient avec force de nouvelles baudruches populaires en boucs émissaires, qu’ils dégonflaient le soir venu pour préparer celles du lendemain. Critiques et commentateurs en profitaient pour s’étriper doctement au lieu de réfléchir, et cela justifiait ainsi au moins quelques salaires à défaut de faire avancer le problème. La situation ne semblait pas devoir s’arranger.
On se contentait alors d’accepter, sans rien dire, la vertigineuse flambée des taux du plaisir et de garder jalousement au fond de soi les maigres ressources de joie préservées, pour ne les afficher qu’aux événements qui les exigeaient : moments d’intimité parfois, convocations officielles la plupart du temps. En réalité, les quelques réserves de félicité existantes étaient dans leur grande majorité dépensées par les épargnants lors d’entretiens avec des créanciers. « On ne prête qu’aux rires » disait l’adage, et c’était malheureusement vrai : arborer un sourire était la condition sine qua none pour pouvoir espérer en emprunter.
Pour ma part, je n’avais plus de réserves depuis des mois ; cela revenait trop cher. Car les entrains sont éphémères, et le ravissement périssable : les sourires s’usent avec le temps. Ils finissent par se briser sur la routine des jours, sous les gestes mécaniques du travail, ou par se noyer peu à peu dans la lassitude épaisse dont le temps inexorablement imprègne les hommes. Un sourire planqué était un sourire perdu. Il fallait renouveler le stock constamment, redoubler régulièrement d’enthousiasme pour espérer maintenir l’agrément minimal, et cela nécessitait de trouver à chaque fois de nouveaux usuriers à solliciter, de creuser toujours un peu plus la dette des réjouissances. La plupart des gens y avaient tout simplement renoncé. Ils se contentaient de l’austérité annoncée, emportés sans efforts vers une haine ordinaire. Comme eux, je m’étais résigné au malheur.
Quelques groupes isolés, pourtant, entendaient résister au diktat des marchés et revendiquer un bonheur à moindre coût. Ils affirmaient que la production d’humeur joyeuse était à la portée de tous et prétendaient être parvenus, en réhabilitant un antique procédé qu’ils appelaient plaisanterie, à relancer une production artisanale de sourires. Ils allaient même jusqu’à dire qu’une juste redistribution des rires permettrait de maintenir, sans peine et pour tous, un niveau de bonheur constant, à partir d’un faible investissement initial.
C’était un véritable pavé dans le marre général ; la petite goutte à ras le bol de la morosité pour le faire déborder. Mais le succès apparent de ces militants ne faisait pas école. On les traitaient publiquement de fous, d’irresponsables ; ils étaient régulièrement moqués par le pouvoir, et brocardés dans la presse. À les voir rire entre eux, on les pensait sectaires, comploteurs, terroristes. Leur sourire était louche, leur sympathie malsaine. Face à cette générosité trop franche, on préférait baisser la tête, rentrer le coût dans les épaules, et détourner le regard vers sa propre frustration : les rigologistes, comme ils se nommaient, étaient poussés à la clandestinité par le peuple même qu’ils entendaient libérer.
Entrer en contact avec eux demandait des semaines ; je disposais de quelques heures. C’était sans espoir. Ma seule issue restait le marché. Dans mon empressement, je m’y étais rendu sans réfléchir, et ce fut face aux vigiles que la règle me revint : il fallait montrer dents blanches. Mais je n’avais aucun sourire en stock, même mal en point, même forcé, pas la moindre petite touche d’optimisme – ne serait-ce qu’une fossette au bord des lèvres. Et je savais que les cerbères ne me feraient pas de cadeaux, malgré leur hilarité de fonction. Une masse de malheureux s’entassait devant les portes.
Je piétinais avec la foule rageuse, quand un jeune homme en capuche attira mon attention. Il traversait l’assemblée en zigzags, exposant furtivement son visage à quelques personnes ciblées qui le suivaient jusqu’au coin de la rue, puis revenait ensuite sillonner l’assistance selon le même manège. Je ne pouvais apercevoir sa figure, mais je savais ce qu’il faisait là. Lorsqu’il arriva à ma hauteur, je le suivis à mon tour. Peu de temps après, les vigiles m’accueillirent sans ciller.
Personne n’en parlait jamais, mais tout le monde en connaissait l’existence : la contrefaçon pullulait aux abords des marchés à des prix défiants toute concurrence. Malgré les dires du pouvoir qui leur refusait chaque année l’autorisation de mise sur le marché, on trouvait des produits de toutes factures. Du rictus minable au sourire béat, du ricanement à la franche rigolade, il y en avait pour toutes les bourses. S’il était possible de s’y fournir au quotidien, ces réseaux permettaient surtout aux occasionnels de se remettre en selle lorsqu’ils le voulaient, sans avoir à entretenir de coûteux roulements de réserve. Les sourires au noir servaient alors uniquement à franchir la porte des salles de marchés et à effectuer les premiers emprunts. Il n’était en effet pas prudent d’afficher une mine réjouie non standard trop longtemps – seuls les bannis des places officielles s’y trouvaient contraints – car, bien que les contrôles fussent rares, on n’en réchappait rarement.
La particularité de ces sourires exotiques était qu’ils ne s’empruntaient pas. Une fois la transaction effectuée, plus rien ne liait le fournisseur au client, afin qu’il fût impossible de remonter la filiale en cas de contrôle. Même s’ils étaient, comme eux, condamnés à l’usure, c’était un véritable avantage compétitif sur les sourires homologués. En réaction, les fournisseurs officiels en avaient tiré le slogan de leur confrérie : Les seuls vrais sourires sont ceux que l’on rend.
Ils avaient également tenté de ternir l’image des contrebandiers en publiant de nombreuses études qui dénonçaient leurs pratiques, comme l’exploitation d’enfants pauvres étrangers par les mafias locales par exemple. Las, ils avaient vite dû renoncer : le résultat avait été l’inverse de celui escompté. Nonobstant toute éthique, le peuple s’était précipité vers les revendeurs à capuche, attiré par l’innocence et la fraîcheur d’un sourire enfantin qu’il ne trouverait jamais dans les commerces accrédités.
J’avais perdu l’habitude de ces endroits bondés ; ma démarche tranchait sur celle bien assurée des professionnels du secteur, aux bourses rebondies desquels je me heurtais avec maladresse. Tout allait vite. Des figures fardées de contentement s’étalaient dans les stands à perte de vue, sur des silhouettes aux contenances postiches, le long d’allées riantes – et sinistres pourtant. Partout, ça fourmillait d’extase expresse ; parfois une simple misère ordinaire revêtue de fausse joie, poudrée d’humour factice.
Au détour d’un visage, j’aperçus derrière les bâches d’immenses citernes roulantes, sans doute remplies de marchandise prête à éclore pour qui en mettrait le prix. Je m’arrêtai un instant à les observer. C’était l’existence de telles provisions qui alimentait les rumeurs d’étranglement délibéré du bonheur : on accusait les cartels du rire de spéculer sur la joie de vivre en confisquant les réserves mondiales.
La vue des semi-remorques débordant d’allégresse me donnait le vertige. Il se disait qu’une seule liasse de liesse tombée du camion suffisait à contenter toute une famille… Bien qu’ils fussent sous haute protection militaire, plusieurs téméraires avaient tenté de détourner un de ces camions pour le compte de leur communauté, entreprise qu’ils avaient bien sûr payée de leur vie. Pour moi qui les contemplais à cet instant, grises et sales, tout m’apparaissait triste en ces bennes. Un garde m’intima de garder mes distances. Je repris ma recherche, en prenant soin d’éviter les boutiques des marchands dont j’étais encore débiteur.
De loin, je reconnaissais sans peine les bailleurs les plus aisés à leur allure colorée ridicule : c’étaient les seuls qui prêtaient à rire. Ils faisaient d’ailleurs la réclame de leur produit en d’ostentatoires éclats qui rayaient l’atmosphère de souvenirs éperdus, de saveurs cachées, d’envies refoulées. Qu’on fût aveugle ou sourd, on ne pouvait pas les rater. La clientèle de ces marchands se divisait en deux catégories.
L’une, plutôt discrète, se comptait parmi les riches entrepreneurs et dirigeants. Ceux-ci s’approvisionnaient en vue de soirées privées d’excellence, organisées la plupart du temps dans le seul but d’exhiber un fou-rire à une galerie d’invités jaloux. Lorsqu’il pouvait se le permettre, l’hôte choisissait alors un modèle supérieur, de ceux que l’on nommait « communicatifs », pour en prime contraindre son auditoire à le suivre.
L’autre catégorie, en revanche, n’avait en réalité pas les moyens de s’offrir ces petits plaisirs. Les célébrités qui la composaient ne profitaient de la mansuétude des marchands qu’en raison de l’exposition publicitaire qu’elles assuraient à leurs produits, par leur présence permanente sur tous les canaux de communication. Ces mises en bouche médiatiques contribuaient à maintenir le désir, et par conséquent, la côte élevé des humeurs de luxe.
Car la concurrence était rude : il fallait faire face aux remontées de « mauvaises » humeurs. Si le doute, fidèle à son histoire, restait une valeur refuge prônée par quelques sages qui en gardaient le secret, on observait ces derniers temps une multiplication sans précédent des accès de colère. À chaque coin de rue, dans les transports en commun, et jusqu’en l’enceinte-même des marchés, on trouvait à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, des étals de fortune où l’on pouvait, pour trois fois rien parfois, céder à la violence.
Le gouvernement s’était ému de ces marchés parallèles déréglementés. Afin de juguler les sautes d’humeur, il avait décidé de promouvoir la sienne : une peur à taux zéro, accessible à tous, dont il fit sans relâche la promotion par de grandes campagnes nationales. Les prêteurs officiels furent dans l’obligation de proposer à tous leurs clients ces packs, dits « de solidarité », et je constatais que peu de marchands prenaient le risque de ne pas les afficher, malgré leur réticence évidente.
Mais ce qui semblait surtout affecter ces derniers, c’était la baisse drastique du prix des certitudes : à force d’encouragement à la production, elles avaient perdu toute leur valeur. On en trouvait partout, par paquets, étalées, bradées. Les convictions débordaient des poubelles, jonchaient les trottoirs, pourrissant en amas fétides et repoussants. Il faut dire qu’on en consommait désormais en toute occasion, de toute nature, sans se préoccuper vraiment de leur piètre qualité de conception ou de leur origine parfois douteuse. La raison en était simple : lors de la grave crise de confiance qui avait secoué la société au début du siècle, les réglementations de contrôle avaient été supprimées les unes après les autres pour faciliter la reprise, et la masse avait vite profité dés lors de pouvoir se gaver d’affirmations faciles et réconfortantes à moindre coût.
J’errais dans la partie basse du marché, où je savais pouvoir me fournir à bon prix, quand une cloche sonna. Midi déjà ? Je me maudis de toutes mes dents. Comme par le passé, je m’étais laissé prendre au piège du faste et du bonheur facile… Il était peut-être trop tard. En un instant, je vidai mes derniers deniers dans un sourire de luxe aux traites indomptables, et rentrai en courant. Sur les trottoirs, mon visage réjoui attisait les rancœurs. Je venais de m’endetter sans provision pour plusieurs années : c’était la prison à coup sûr. Mais je n’avais pas hésité. Pourvu qu’elle… J’accélérai l’allure. En arrivant, pas un bruit dans la maison. J’avalai quatre à quatre les marches, l’inquiétude aux aguets derrière la joie de façade. J’entrai dans la chambre. Elle était immobile. Je m’avançai : elle respirait faiblement.
Ma présence la réveilla. À cause des rideaux tirés, la pièce était encore dans la pénombre. Elle ne bougeait pas, les yeux à peine ouverts, et je sentais que c’était là le dernier effort auquel elle pourrait consentir. Je m’approchai. Son corps malingre s’était encore ramassé depuis la veille. Déjà, son regard errait ailleurs, arpentant les souvenirs d’une vie chargée d’émotions, qu’elle quittait sans doute sans bien s’en rendre compte. Je m’assis auprès d’elle, tirai un peu le rideau. Ses yeux retrouvèrent mon visage. Je ne sais si elle me reconnut, mais j’étais prêt pour ses derniers instants. Après toutes ces années d’angoisse et de privation, je lui souriais pour la première fois calmement. Au terme d’une existence de labeur et de sang, je lui offrais enfin l’image d’un homme heureux, l’aisance d’un fils serein, confiant en l’avenir. Elle pouvait s’éteindre avec le sentiment de la tâche accomplie, apaisée malgré les horreurs du siècle.
Soudain, comme je sentais la quiétude envahir son regard et son corps peu à peu faiblir entre mes bras, elle eut un dernier sursaut. Réunissant ses dernières forces, puisant dans une réserve que je ne lui avais pas soupçonnée, elle m’offrit alors à son tour un sourire éclatant, unique, empli de bonté comme on n’en trouvait plus, même aux tarifs les plus fous ; un sourire teinté surtout d’une humeur inédite qui, malgré l’assurance du cachot et de la misère, traçait pour la première fois dans ma chair un chemin d’horizon : l’espoir. Délicatement, je reposai le corps de ma mère, refermai le rideau, et sortis, emportant, au coin des lèvres, son impérissable présent.