Du roman à l’écran
Avec l’aimable autorisation des éditions ActuSF et de David Meulemans qui en a dirigé l’écriture, je reproduis ici le texte écrit par votre serviteur pour la monographie Ursula K. Le Guin – De l’autre côté des mots, parue en août 2021 et toujours disponible à la vente pour celles et ceux qui veulent découvrir ou approfondir l’œuvre de cette grande autrice.
Ce court essai s’intéresse au roman The Leathe of Heaven (L’autre côté du rêve en français) et plus particulièrement aux deux adaptations télévisuelles dont il a fait l’objet, à 20 ans d’intervalle. C’est l’occasion d’une réflexion plus vaste : Qu’est-ce qu’une bonne adaptation ? Doit-elle être fidèle à l’œuvre originale, et si oui… comment ?
L’AUTRE CÔTÉ DE L’ÉCRAN
The Lathe of Heaven est le septième roman d’Ursula K. Le Guin, publié en 1971 deux ans après The Left Hand of Darkness (en français La main gauche de la nuit). La traduction française de Henry-Luc Planchat sort en 1975 chez Marabout, titrée L’autre côté du rêve. Œuvre isolée, parfois considérée comme mineure dans la bibliographie de l’autrice (mais « son chef‑d’œuvre » selon Philippe Curval), elle est la seule, avec la saga Terremer, à avoir connu les honneurs du passage à l’écran. Lorsque, à la fin des années 70, David Loxton, jeune réalisateur et producteur de la télévision publique américaine, vient lui faire part de son envie, Le Guin elle-même pense que c’est impossible de tirer un film du roman, puisque de son propre aveu, « il ne s’y passe rien1 ! »
L’autre côté du rêve fut pourtant adapté deux fois en téléfilm, d’abord en 1980, puis en 2002. Les avis des spectateurs sur la valeur de ces deux productions suivent, dans leur grande majorité, ceux de l’autrice : le premier serait un travail remarquable, le second « quelque chose portant le même titre que [son] livre mais qui n’a rien à voir avec lui, et qui le trahit parfois de façon particulièrement écœurante ».
Si cette quasi-unanimité laisse penser à une différence de qualité incontestable entre les deux long-métrages, on peut suspecter l’influence d’autres facteurs d’ordre moins esthétique, comme la place par nature plus ingrate du second film, facilement affublé des tares attribuées aux remakes, ou encore la difficulté pour tout lecteur fervent d’émettre une opinion qui s’opposerait à celle de l’autrice d’origine.
Une analyse comparée de ces films et de leurs liens avec l’œuvre originale va nous permettre de nous faire une idée plus précise, tout en nous amenant à nous interroger sur ce que serait « une bonne adaptation audiovisuelle » de façon générale. En existe-t-il seulement ? Et serait-elle le résultat d’un respect particulier du texte d’origine, d’une prise de liberté du réalisateur, au contraire, ou bien d’autre chose encore ?
LE ROMAN
Que raconte le roman ? Voici ce qu’en dit la dernière de couverture de l’édition française publiée au Livre de Poche en 2002 : « Lorsque George Orr dort, il rêve, comme tout le monde. Mais lorsqu’il se réveille, au contraire de tout le monde, il découvre que ses rêves ont changé l’univers. Et parce qu’il lui arrive aussi de faire des cauchemars, le monde réel se trouve ravagé par des guerres nucléaires et envahi par des extraterrestres. George Orr doit-il se débarrasser d’un aussi terrifiant pouvoir ? Ou bien doit-il l’utiliser dans l’intention redoutable d’améliorer le monde ? »
À ce stade, il est fortement recommandé d’avoir déjà lu le roman avant de continuer la lecture de ce texte, au risque de se le faire divulgâcher !
Au début de l’histoire, George Orr est retrouvé en overdose d’un mélange de tranquillisant et d’amphétamine par le gardien d’ascenseur de son immeuble. Ce dernier le couvre auprès des autorités en prétendant lui avoir donné ses propres doses personnelles autorisées — les personnages vivent en 2002, dans une société (du futur, à l’époque de l’écriture) en proie à la surpopulation et à la famine, où les individus n’ont qu’une certaine dose de médicaments autorisée par le « Contrôle Médical ». En punition de son acte illégal, Orr évite la prison ou le traitement obligatoire, mais se voit assigner un Traitement Thérapeutique Volontaire avec le docteur William Haber. George révèle à ce dernier qu’il prend des drogues pour s’empêcher de rêver, parce que certains de ses rêves ont le pouvoir de changer la réalité. Haber, petit psychiatre du bas de l’échelle qui mène des recherches sur les rêves, trouve en ce nouveau patient le cobaye qu’il attendait depuis longtemps, et commence avec lui un traitement hypnotique à l’aide d’une machine de son invention qui lui permet d’induire chez le patient ce qu’il va rêver. Par ce moyen, le docteur va progressivement tenter de remplacer la réalité par une autre plus réussie, en suggérant à son patient les visions d’une société dépourvue de ses dysfonctionnements — où lui-même, Haber, occupe une place de plus en plus élevée. Mais s’il peut dire à Orr de quoi rêver, il ne peut cependant pas contrôler comment l’inconscient de celui-ci va remodeler le monde pour répondre à ces inductions… Lorsque Orr se sentira manipulé par Haber et cherchera à l’empêcher de poursuivre son entreprise démiurgique, il ira demander l’aide d’une conseillère juridique, Heather Lelache, dont il va tomber amoureux, avant que le salut ne vienne d’extraterrestres, eux-mêmes issus des rêves de George…
LES PERSONNAGES PRINCIPAUX
George Orr
On l’apprend tardivement, mais Orr est dessinateur au départ. Ce qu’il aime le plus, c’est « réaliser des formes adaptées au choses », et il va finir par trouver la place qui lui convient à la fin du livre en devenant designer d’objet. Dans une de ses premières vies, il a fait un mariage à l’essai, qui n’a pas été concluant : son existence singulière le condamne à une solitude irréductible. Ce qu’il veut, c’est vivre sans interférer avec le monde : « Qui suis-je pour m’occuper de la façon dont tournent les choses ? », « (…) je sais qu’il ne faut pas forcer la nature des choses. Et je ne le ferai pas. Ce fut notre erreur pendant une centaine d’années. »
Orr parle d’expérience : on découvre dans la deuxième moitié du roman qu’il a vécu dans un monde bien pire que tous ceux que l’histoire parcourt. Un monde saturé de pollution, de corruption, de famine, dans lequel la Constitution des Etats-Unis a été réécrite en 1984 (clin d’œil à George Or/well) pour tenter d’enrayer le déclin, oubliant la démocratie au passage, mais sans que cela ne suffise : une nouvelle guerre mondiale nucléaire éclate, éradiquant les populations, asphyxiant George… juste avant qu’un de ses rêves ne le sauve, en établissant une réalité un peu moins horrible. Dans celle-ci, l’Etat ne s’est pas complètement écroulé et les individus ont encore quelques droits : c’est la réalité au sein de laquelle débute le roman. La vie de George Orr, qui ne veut surtout plus influer sur le monde, est donc un cauchemar : dès qu’il s’endort, il prend le risque que son inconscient change à jamais le monde dans lequel il a vécu, par exemple en faisant disparaître des personnes – jusqu’à 6 milliards d’un coup !
Au fur et à mesure des interférences d’Haber et des modifications de la réalité, George est envahi par les mémoires multiples des mondes disparus : pour ne pas se perdre dans le fil des dimensions de plus en plus nombreuses de son existence, il se borne alors à vivre au présent. Considéré comme un homme parfaitement moyen par Haber, il aspire en effet à suivre le cours des choses, à rester au milieu du flux, à se laisser porter ; à l’image de la méduse du rêve par lequel débute le roman. De fait, Georges n’agit jamais vraiment, se contentant durant la majeure partie du roman de débattre avec Haber de leur différence de visions. Sous la menace d’être contraint à un traitement obligatoire, il se soumet lui-même au traitement « volontaire » avec Haber, n’acceptant de réagir enfin qu’au moment où le psychiatre est sur le point de détruire complètement le monde dans lequel ils vivent.
William Haber
Lors de sa rencontre avec Orr, Haber est un psychiatre avec peu d’expérience thérapeutique, plus intéressé par la recherche sur les rêves que par le suivi de patients. Il rêve lui-même d’être un héros, de sauver la planète, de faire la grande découverte pour laquelle il est né, et George Orr, cet homme parfaitement moyen à l’incroyable pouvoir, sera le vecteur idéal de son ascension. Haber n’est pas un mauvais homme : doté d’une ambition certaine, il veut cependant sincèrement contribuer à améliorer l’humanité. Difficile de déterminer dans les premiers temps s’il se joue de Orr en prétendant ne pas croire en son pouvoir, ou si cette ignorance affirmée est un mécanisme de défense de son inconscient face à l’irrationnel de la situation. Le personnage évolue dans une ambiguïté intéressante, persuadé de faire ce qui est bon pour le monde alors qu’il ne fait que l’appauvrir, en s’y donnant en parallèle une place de plus en plus importante, que l’action bienfaisante qu’il est persuadé de mener justifie. Le point de bascule final intervient lorsqu’il parvient à perfectionner suffisamment sa machine, au point de prendre la place de son patient et de rêver à sa place : la destruction de la réalité qui en résulte démontre le vide abyssal de son monde intérieur. Sa mécanique progressiste tournait à vide depuis le début…
Heater Lelache
Heather est conseillère juridique au cabinet Forman, Esserbeck, Goodhue & Rutti, dont les bureaux sont installés dans un bâtiment qui était un parking à étages, avant que la voiture individuelle « ne s’essouffle elle-même ». Cette afro-américaine se voit comme une araignée, une « veuve noire » prête à bondir sur sa proie. Au début, elle considère Orr comme une victime, presque un simple d’esprit. Mais lorsqu’elle voit sous ses propres yeux le monde se transformer pour faire en sorte que six milliards de ses habitants n’aient jamais existé, cela la convainc de s’engager auprès de George pour l’aider. Croyant pouvoir l’aiguiller hors de l’emprise d’Haber, elle décide de l’hypnotiser à son tour, ce qui ne fait qu’empirer les choses… au point de la faire bientôt elle-même disparaître.
Les Étrangers
Après avoir poussé son patient à résoudre le problème de la surpopulation (ce à quoi l’inconscient de George à répondu en créant dans le passé un fléau qui a supprimé 6 milliards de personnes), Haber suggère à Orr d’éliminer les guerres sur Terre : pour réconcilier l’humanité, le cerveau de George va alors lui créer un ennemi commun, venu d’Aldébaran. Ces extraterrestres, d’abord considérés comme envahisseurs, s’avèreront finalement pacifiques après un nouveau rêve correctif, et s’installeront sur Terre pour s’y mêler paisiblement à la population. Ils vivent dans des combinaisons humanoïdes vertes et opaques qui empêchent d’identifier leur forme véritable, et s’expriment en parlant… par le coude gauche. C’est l’un de ces Etrangers, en lui offrant un disque des Beatles (et par là-même, « un peu d’aide de ses amis ») qui va permettre à Orr de faire revenir Heather dans sa vie, en tant qu’épouse cette fois.
Ces Etrangers connaissent le pouvoir d’Orr (ils le nomment « iakhlu’ ») et lui offrent le moyen d’appeler « des forces auxiliaires » pour se faire aider : George n’est désormais plus seul avec son pouvoir. Il va bien naïvement tenter de transmettre ces informations à Haber lorsque celui-ci prendra sa place, mais ce sera sans effet, et Orr sera obligé d’intervenir pour mettre fin au Désastre causé par la folie d’Haber. À la fin de l’ouvrage, les Etrangers contribuent à la reconstruction de la planète détruite par le Désastre. L’un d’eux emploie Orr dans son entreprise de création d’ustensiles de cuisine, où les employés travaillent par passion et ne sont contraints par aucun horaire. C’est dans cette boutique, au cours du dernier chapitre du roman, que George va retrouver comme cliente Heather, qu’il lui faudra à nouveau séduire puisque, dans ce fil de réalité-ci, ils ne se sont encore jamais rencontrés…
Mannie / Ahrens / Gérant
Un autre personnage récurrent intervient à trois reprises, en changeant un peu de nom à chaque fois : d’abord gardien d’ascenseur, il devient voisin, puis gérant de l’immeuble de George. Il dépanne George avec sa carte de médicaments, lui offre du thé au cannabis, aide Heather en la mettant sur sa piste…
LES MÉCANISMES DE NARRATION
Avant d’analyser les adaptations du roman, il est intéressant de pointer les outils de narration utilisés par l’autrice, certains étant spécifiquement littéraires.
Points de vue
L’autrice choisit de raconter son histoire en utilisant la focalisation interne, centrée selon les chapitres sur l’un des trois personnages principaux (et changeant parfois en cours de chapitre). Ce sont trois visions du monde qui s’imbriquent ; la Réalité est le résultat de la composition des différentes réalités individuelles.
Ellipses
Lors des premiers rêves en séance avec Haber, la narration s’arrête avant et reprend après l’endormissement : nous n’avons accès au contenu du rêve (quand il est révélé) que par le récit qu’en fait George. Plus loin, l’histoire fait des bons de plusieurs jours dans le récit des événements, nous révélant a posteriori ce qui s’est passé entre temps, nous perdant, à l’instar de George, dans une temporalité que, ni lui, ni nous, ne maîtrisons.
Citations
Chaque chapitre porte en exergue une citation, pour la plupart tirées d’ouvrages taoïstes. Deux sont de Victor Hugo, tirées des Contemplations et des Travailleurs de la mer : l’image de la mer renvoie au rêve de la méduse qui ne peut que se laisser porter, et la notion de contemplation illustre par excellence le « non-agir » défendu par Orr tout au long du roman.
Explicitations
« Je ne peux pas, dit-il, signifiant par là qu’il ne pouvait pas laisser Mannie mentir pour lui, ne pouvait pas l’empêcher de mentir pour lui, ne pouvait pas ne pas s’en faire, ne pouvait pas continuer à vivre ainsi. » La focalisation interne est poussée d’une telle sorte que beaucoup des actions, mais surtout des pensées des personnages sont fournies avec des clés d’explication, des précisions, parfois des commentaires. Le personnage de Heather, alliée et adjuvante du protagoniste, met des mots sur les choses, comme lorsqu’elle moque le pouvoir de George en faisant référence aux « univers parallèles ».
Champs lexicaux et jeux de mots
L’autrice utilise images et métaphores pour aiguiller l’imagination visuelle de son lectorat, et affiner les intentions de son personnage. « Miss Lelache (…) se considérait elle-même comme une veuve noire. Elle était assise là, venimeuse ; dure, brillante et venimeuse ; toujours à l’affût. Et la victime entra. »
Le Guin joue avec les mots et les langues. Si Heather et Orr évoquent la fluidité de l’anglais « either…, or… »(« ou…, ou bien…), Haber manifeste l’opposition du mot allemand « aber » (« mais »). « Antwerp », le terme par lequel le docteur envoie son patient dans le rêve, est le nom flamant de la ville d’Anvers, que l’autrice francophone a probablement choisi pour son homophonie avec l’« envers » de la réalité que représentent les rêves.
Confusions et complexité humaine
La façon qu’a l’autrice de montrer la confusion de Haber, face à la première manifestation du pouvoir de Orr sous ses yeux, est magistrale, de sorte qu’on ne sait dire le fond de la pensée du docteur, une fois le choc passé. Et cette indécision sur le positionnement de Haber, appuyée par l’interrogation de George et de Heather, persiste un certain temps avant que les faits ne nous prouve son implication consciente. De même, les motivations de Heather qui part à la recherche de Orr lorsque celui-ci ne vient pas au rendez-vous fixé sont magnifiquement confuses : elle est en colère, le méprise, a peur de lui, puis est touchée par son intégrité, par sa force. La complexité des émotions paradoxales est admirablement rendue.
Dramaturgie
Plusieurs difficultés s’opposent à l’élaboration d’une dramaturgie classique :
D’abord, Orr est l’anti-héros par excellence : il ne veut pas agir, doute sans cesse et ne fait (quasiment) que parler pour défendre ses positions. C’est l’opposé du héros hollywoodien qui se révolte et agit pour changer le monde — cette position étant occupée par Haber ! Orr choisit de fuir (dans la drogue, à la campagne), et pense à la fin n’avoir mené qu’une action dans sa vie : appuyer sur le bouton de la machine pour arrêter Haber. Mais ce n’est pas tout à fait vrai : auparavant, il avait quand même pris l’initiative de venir demander de l’aide à Heather.
Ensuite, puisque les différents rêves de George font évoluer tous les aspects de la réalité, il est régulièrement nécessaire pour l’autrice de définir à nouveau les positions des gens et des choses, la réalité nouvelle du monde ainsi changé, ce qui désarçonne un lectorat sans cesse bousculé dans ses images intérieures. Cela se fait parfois avec un certain retard sur l’action, occasionnant des surprises, des réécritures mentales ou créant une indétermination délicieusement inconfortable.
Linéarité brisée
L’histoire commence par un rêve étrange et multiple de Orr, que l’on comprendra à la moitié du roman, lorsque le protagoniste révèlera la « fin du monde » nucléaire à laquelle il a échappé de justesse par un rêve. C’est donc la réminiscence de ce monde passé qui nous est furtivement présentée avant d’être explicitée par le récit d’Orr. George raconte aussi à Haber un autre épisode d’un autre passé plus ancien, le premier rêve « effectif » qu’il ait fait ; lorsque, adolescent, il s’est involontairement débarrassé de sa tante qui le provoquait sexuellement, en rêvant qu’elle était morte d’un accident de voiture, des années auparavant…
LES THÉMATIQUES
Utopie/Dystopie
Ursula K. Le Guin imagine vingt-sept ans dans le futur (soit en avril 1998) que le monde dans lequel elle vit finira dévasté par une apocalypse nucléaire, après avoir succombé à la corruption. L’humanité sauvée de justesse par un rêve d’Orr, l’autrice envisage en 2002 une planète étouffée par la pollution et une population de 7 milliards d’individus : elle n’aura au fond vu qu’avec un peu d’avance ce qui est en train d’arriver… Cette deuxième société est plus nuancée que la première : on y conserve encore des droits, notamment à la vie privée, ce qui offre à Heather la conseillère juridique un point d’entrée dans l’histoire.
Comme le dit elle-même Le Guin, il n’y a pas de « méchant » dans son roman : c’est armé d’une vision utopique que Haber veut sauver le monde, en s’attaquant au fur et à mesure à tous ses dysfonctionnements. Et s’il en vient à prendre la place de son patient à l’intérieur de sa machine pour pouvoir tout contrôler lui-même, c’est aussi avec la bonne intention de libérer le pauvre Orr de ce fardeau dont celui-ci ne veut plus, et pour s’assurer une meilleure efficacité de l’action…
L’enfer est pavé de bonnes intentions, la dictature communiste du prolétariat censée amener un monde égalitaire l’avaient déjà prouvé. « Cela ne fait aucune différence si les fins sont bonnes, nous ne disposons que des moyens », comme le dit Orr. Plus proche de nous, les entreprises du numérique qui entendaient créer un monde plus libre et promouvoir la démocratie ont abouti à l’avènement de Donald Trump, tout en devenant elles-mêmes plus puissantes que les Etats en se servant de la vie privée des populations… Comme Haber, elles « dirige[nt] le monde sans en prendre la responsabilité », créant de nouveaux problèmes à chaque fois qu’elles pensent en avoir résolus, en pensant à tort comme Haber que « la raison prévaudra ».
Interventionnisme forcené du progrès contre respect de la nature et confiance en sa trajectoire, le débat est plus que jamais d’actualité.
Rêve/réalité
La question des univers parallèles et de l’insaisissable définition de la réalité, si chère à Philip K. Dick, ne peut pas ne pas être mentionnée ; c’est l’objet dans ce volume de l’excellent article de Claude Ecken.
Ecologie et vie locale
Les considérations écologiques d’une partie de la population étaient fortes dans les années 70, notamment aux Etats-Unis avec le mouvement hippie. L’usage de marijuana par le personnage de Mannie n’est à ce titre pas anodin. Le futur que Le Guin imagine, avec les problèmes de pollution et de changement climatique, est terriblement visionnaire. La volonté de l’autrice d’ancrer délibérément l’histoire dans une ville secondaire (Portland en Oregon, où elle vit), l’action dans un périmètre local, trouve là encore un écho contemporain.
l’Autre
La question de l’« autre », avec ses différences, infuse tout le roman au fil du débat rejoué en permanence entre le docteur et son patient. Mais elle jaillit de façon plus éclatante lorsque Haber veut régler le problème du racisme. Son action aboutit à une uniformisation grise de toute l’humanité au point de faire disparaître Heather, dont la peau noire représente pour George une caractéristique immuable : dans ce nouveau monde qui l’en dépossède, elle ne peut plus exister.
Il faudra le coup de main d’un autre Autre, un Etranger radical et inconnu, venu de l’espace et des confins de l’inconscient de George, pour la faire réapparaître. Un être qui n’interfère pas, respecte, propose son aide sans l’imposer, se fond dans un monde qui n’est pas le sien mais auquel il accepte de prendre part sans en modifier le cours, en apportant discrètement et humblement ses compétences.
Sexualité
C’est un traumatisme sexuel qui déclenche le premier épisode de « rêve effectif » de George, alors même qu’il n’est qu’adolescent : le désir qu’il éprouve pour sa tante aguicheuse aura comme conséquence la mort de cette dernière ! De quoi inhiber à jamais n’importe quel être sensible… Pulsion de vie et pulsion de mort intimement liées se retrouvent aussi dans le comportement d’Heather, lorsque la « Veuve noire » court après sa victime avec un mélange de colère et mépris, sans se rendre compte tout de suite qu’elle s’est elle-même précipitée dans la toile de George.
Chacun peut retrouver en soi ce conflit entre Eros et Thanatos, qui se manifeste par une incertitude irritante et plaisante à la fois, par un doute dont la fluctuation est son propre moteur. Haber, au contraire, semble ne jamais douter. Il n’affiche dans le roman aucun désir sexuel, même envers sa secrétaire. Il est agi par un autre désir, celui de toute puissance, exacerbée par la frustration de sa position initiale où il végète dans un cabinet minuscule et sans fenêtre. C’est une figure de démiurge, qui se veut surhumain et ne semble pas touché par les affres de l’incarnation. Mais il a conscience qu’il ne peut supprimer la violence humaine : lorsque cessent les guerres, la pulsion agressive se replie sur une violence du quotidien légalisée.
Une autre figure divine semble dénuée de sexualité : celle de l’Etranger, dont on ne connait d’ailleurs jamais l’aspect physique. Présent parmi les humains, il ne fait aucun prosélytisme, mais offre une présence bienveillante, disponible, un amour maternel/paternel non intrusif.
PRODUCTION DU PREMIER FILM
Public Broadcast Service (PBS), créé en 1969, est le premier fournisseur de contenu non-commercial aux Etats-Unis à travers son réseau d’antennes locales affiliées, réparties sur l’ensemble du territoire états-unien. Dans les années 70, deux de ces antennes possèdent des laboratoires qui proposent aux spectateurs des programmes expérimentaux, et accueillent en résidence les pionniers de l’art vidéo comme Nam June Paik ou Shirley Clarke : WGBH à Boston et WNET à New York, laboratoires dirigés respectivement par Fred Barzyk et David Loxton. Les deux hommes, mus par une même créativité, aiment travailler ensemble, co-réalisateurs et coproducteurs de programmes expérimentaux, documentaires, éducatifs, et de fiction.
David Loxton a l’envie depuis un moment de faire un film de science-fiction et propose d’adapter L’autre côté du rêve à Barzyk, que l’absence de « méchant » dans le roman séduit. Loxton va alors trouver Le Guin à Portland pour lapersuader de leur céder les droits. L’autrice se laisse convaincre du potentiel dramaturgique de son livre par le jeune producteur, qui lui propose alors de travailler avec eux comme consultante créative. Le Guin se définit comme une « personne qui parle et qui écoute1 », elle « entend la voix de ses personnages » quand elle écrit. Kundera dirait d’elle que c’est une « écrivaine musicienne », en opposition aux « écrivains peintres ». Elle affirme qu’il était compliqué pour elle de penser en images ; pourtant, si les images arrivent parfois après les pensées dans son roman, elles sont souvent précises : en témoigne la couleur verte et la forme de tortue de la combinaison des Etrangers, ou le fait qu’ils parlent par le coude gauche.
Pour convaincre les frileux responsables de la télévision publique à qui le mot « science-fiction » fait figure d’épouvantail, Loxton présente le projet comme « speculative fiction » et parvient tant bien que mal à réunir 250.000$, un budget minimal, même pour l’époque. À titre de comparaison, tournés la même année, Elephant Man de David Lynch a bénéficié d’un budget de 5 millions de dollars, Shining de 19 millions et L’empire contre-attaque de 30 millions. Barzyk avoua plus tard que Loxton et lui payèrent les coûts supplémentaires du tournage en se servant dans le budget de leurs laboratoires respectifs…
David Loxton embauche un scénariste, Roger Swaybill, pour écrire un premier traitement (une version sommaire du scénario), qui représente une bonne base mais manque de la vision des réalisateurs. Avec une jeune scénariste, Diane English, les deux producteurs passent alors quatre semaines à réécrire le script. Il fallait être créatif : comment filmer une invasion extraterrestre ou l’éradication de six milliards de personnes avec un budget aussi réduit ?
Le tournage se déroule au Texas en mars et avril 1979, sur dix-huit journées très denses de 14h de travail, entre Dallas, Fort Worth et l’aéroport qui dessert les deux villes — avec quelques plans d’établissement initiaux à Portland et une séquence de plage à San Francisco. C’est le premier film de télévision du directeur de la photographie, Robbie Greenberg, qui débarque d’Hollywood avec tous les autres techniciens et tourne en pellicule de 16 mm. Durant le tournage, l’ingénieur du son Dennis Maitland passe fréquemment de « l’autre côté du rêve » : narcoleptique, il s’endort entre les prises. Cela ne l’empêche pas d’être, selon Barzyk, l’un des meilleurs avec lequel il ait jamais travaillé. Les acteurs de leur côté vont et viennent en fonction de leurs disponibilités et se réjouissent des journées particulièrement denses – au contraire des tournages habituels, où l’on passe son temps à s’ennuyer entre les prises.
L’acteur Kevin Conway, qui n’avait que dix jours de disponibilité au milieu d’un autre tournage, est familier des films à la narration brisée ; il a joué en 1972 (soit un an après la publication du roman de Le Guin) dans l’adaptation d’un autre roman culte, paru en 1969, mettant en scène un homme voyageant lui aussi sans contrôle dans différentes réalités : le héros d’Abattoir 5, de Kurt Vonnegut, bifurque sans cesse dans le passé et le futur de son existence. Cette même année 1972, Barzyk et Loxton tournent pour la télévision une autre adaptation d’œuvres de Kurt Vonnegut (avec son aide) : dans Between time and Timbuktu, un astronaute-poète se trouve projeté à travers le temps et l’espace dans différents mondes parallèles. Les deux films inspirés de Vonnegut furent nommés pour le prix Hugo 1973 de la meilleure présentation dramatique, et remporté par Abattoir 5.
NARRATION DU PREMIER FILM
La narration de la première adaptation de L’autre côté du rêve est dans l’ensemble fidèle à celle du roman. Si certains points de l’intrigue initiale sont omis, cela semble dans un souci de clarification de l’action, afin d’éviter les allers-retours et les explications qui auraient risqué d’alourdir le récit. Certaines de ces disparitions donnent une sensation d’appauvrissement. Par exemple, le Mont Hood, dont la photo dans le bureau de Haber se transforme en cheval, révélant pour la première fois le pouvoir de Orr, disparaît ensuite de l’histoire : sa photo ne revient pas en place, et son évocation en fil rouge du roman n’est pas reprise. De la même manière, il n’y a aucune indication du métier de George, des fluctuations de son activité dans les différents continuums qu’il traverse, et de l’adéquation donc de son métier final avec ses aspirations : dessinateur industriel. La séquence dans la boutique avec Heather et le batteur à œufs se retrouve ainsi dépossédée de sa substance, tournant à vide, avec un revirement d’Heather qui apparaît factice.
En revanche, c’est sans doute une bonne chose d’avoir éludé le concept extraterrestre de « iakhlu’ », intraduisible en langage humain, ainsi que les échanges qui tournent autour. De même, la suppression de l’épisode durant lequel Orr assiste à une exécution judiciaire citoyenne par euthanasie sur un homme coupable d’être cancéreux permet d’éviter une complication sans doute peu utile et de se concentrer sur l’essence du récit, tout comme la suppression de la scène initiale d’overdose en présence du gardien Mannie — personnage effacé dans cette adaptation. L’absence de termes techniques concernant la technologie de Haber permet également d’éviter de se perdre en détails inutiles.
Hormis ces coupes, les réalisateurs ont procédé à quelques aménagements dans l’ordre et la nature des scènes. On peut les lire comme une volonté de se rapprocher des canons de l’écriture scénaristique. Ainsi dans le film, Haber attend la deuxième visite de Orr pour le faire rêver, et Orr doit s’y reprendre à deux fois pour convaincre Miss Lelache de venir assister à une séance : il y a une gradation dans l’invitation à l’action, pour rendre son acceptation plus crédible aux yeux du spectateur et créer une progression dramatique. Pour préparer le spectateur à l’introduction dans l’histoire du personnage de Lelache, et mieux sceller ainsi la continuité de l’action, les réalisateurs ajoutent une scène où l’agent d’administration donne préalablement à Orr une liste de juristes au cas où il voudrait contester sa décision de justice : cela ancre du même coup la définition du monde initial pas complètement dystopique dans laquelle vit Orr, une société où l’on se soucie des droits des citoyens et où leur est offerte la possibilité de se défendre.
Parmi les ajouts, certains n’apparaissent pas forcément judicieux : ainsi, lorsque Haber demande à sa secrétaire de faire des recherches sur la culture précolombienne, et qu’il la remercie sans conviction d’avoir fait si vite lorsqu’elle revient avec les résultats, on sent que cet échange un peu vide ne sert qu’à une chose : montrer que le changement de laboratoire qui a eu lieu entre temps pendant le rêve de Orr n’est pas dû à une ellipse temporelle, mais bien au changement soudain de la réalité.
La plus grosse modification est sans doute la condensation de différentes scènes du roman en une seule séquence, qui conclut le deuxième acte : dans le même mouvement, Haber fait rêver à Orr la fin du racisme et met la touche finale à la copie de son pouvoir, cependant que George reçoit la visite bienveillante de l’étranger dans son rêve. Dans le dernier acte, Orr ainsi débarrassé de son pouvoir et de la pression de Haber peut enfin profiter de la vie : disponible pour flâner, il y a donc une certaine logique à ce qu’il se rende à ce moment-là au magasin d’antiquité (dans le roman, il y va avant d’être « libéré »). C’est détendu qu’il se voit offrir le disque des Beatles, qu’il retrouve Heather et sa couleur normale, qu’il envisage enfin une vie heureuse… jusqu’au climax final où il va devoir revenir combattre Haber.
Le trajet jusqu’à cette rencontre ultime est alors l’occasion pour Orr d’expliquer à Heather le monde détruit auquel il a réchappé quatre ans plus tôt, ce qui donne au spectateur l’explication des premières minutes du film. Le choix de placer cette révélation dans le mouvement final (elle arrive dans le roman à mi-récit) ajoute du poids au climax, en justifiant ce qui motive au dernier moment Orr à trouver la force de combattre Haber : la conscience soudaine que ce qu’il prenait parfois pour un rêve (la catastrophe nucléaire) est vraiment arrivé, et que cela peut recommencer s’il ne fait rien pour l’empêcher.
La dernière séquence du film apporte par rapport au roman quelques derniers changements, marqués par la volonté de clarifier les trajectoires. Déjà, Orr ne travaille plus dans un magasin d’objets de cuisine qu’il est censé dessiner, mais dans le magasin d’antiquités qu’il a visité plus tôt : rentabilisation des décors et concentration de l’intrigue. Il y retrouve Heather avec l’échange peu convaincant autour du batteur à œufs déjà mentionné, avant que tous deux ne tombent par hasard dans la rue sur Haber — au contraire du roman où Orr va le visiter à l’hôpital. Dans la dernière image, ils achètent des hot-dogs à un vendeur extraterrestre, et les dégustent au bord d’une fontaine tandis que défile le générique.
PERSONNAGES ET INTERPRÉTATION DU PREMIER FILM
C’est Le Guin elle-même qui eut l’idée des hot-dogs pour montrer le degré d’intégration des extraterrestres à la civilisation états-unienne. Elle insista pour la forme de tortues de leurs combinaisons : plus de couleur verte, ni de coude gauche par lequel ils s’expriment, mais le maintien d’une forte connexion thématique avec le milieu aquatique au sein duquel la méduse du premier plan du film (et de l’ouverture du roman) se laisse porter. La fontaine du dernier plan du film, qui occupe la majeure partie de l’image, offre d’ailleurs un écho en miroir à l’océan récurrent — eau urbaine, mais libre de s’écouler. Les Etrangers restent dans le film fidèles à l’image qu’ils donnent dans le roman, sereins et pacifiques. Les réalisateurs mettent habilement dans leur bouche la citation de Lao-Tse qui ouvre le troisième chapitre du livre et donne son titre à l’œuvre. C’est la seule référence dans le film au taoïsme.
Les autres personnages en revanche gagnent en caractère, au moins les deux principaux : Orr n’est pas seulement attiré par sa tante qui le provoque, il va jusqu’à l’embrasser et la caresser, ce qui finit par susciter une claque de cette dernière et conséquemment le rêve où elle meurt d’un accident de voiture. George n’est plus catatonique lorsque Heather le retrouve dans son chalet, et se montre plus virulent ou plus nonchalant, voire insolent, avec Haber. En retour, celui-ci n’hésite pas à employer des manières plus fortes que dans le roman : il le prend par surprise pour l’endormir et le fait emmener par des hommes de main pour le contraindre à participer à sa dernière session. Haber n’a plus d’hésitation sur la nature du tableau dans son bureau, qui s’est soudain transformé en cheval. Il est à peine ébranlé de découvrir en temps direct la modification climatique qu’a opérée Orr et le changement de tenue de sa secrétaire. Dans le rêve de George au même moment, ce n’est plus avec Kennedy que ce dernier marche… mais avec Gengis Khan ! Comme l’empereur mongol, Haber est déterminé à changer le monde selon son désir, et il n’hésite pas à manipuler George jusque sous les yeux d’Heather : lorsque Orr balbutie un mot incompréhensible, c’est Haber qui l’interprète comme la « surpopulation » qui oppresserait son patient, et qu’il faudrait donc régler d’urgence – en réalité, c’est lui qui est indisposé par les gens autour de lui, qui l’interpellent et l’empêchent de se rendre tranquillement à son bureau. D’ailleurs Haber, lorsqu’il met fin au racisme par l’entremise de George, déclare juste après… que les Etrangers ne sont pas les bienvenus dans son labo et que le premier de ses propres rêves effectifs servira à les renvoyer d’où ils viennent ! « Le plus grand bien pour le plus grand nombre »… mais que pour les humains – et surtout pour Haber.
Heather dans le film perd son caractère de Veuve Noire, mais gagne en sensualité avec Orr. Faut-il y voir les effets de la mainmise masculine sur le script et la réalisation ? Davantage de contacts charnels et de conflits : l’histoire a été dopée pour répondre aux exigences de l’image, dans des limites toutefois qui n’en dénaturent pas l’intention initiale. Cette dynamique se retrouve sur un autre aspect du film, en lien avec les personnages : les dialogues, plutôt justes dans l’ensemble, parfois plats quand ils manquent d’assise dramatique (l’exemple des dernières retrouvailles entre Orr et Lelache), mais porteurs aussi de quelques punchlines réussies. « Les névrosés construisent des châteaux dans le ciel, les psychotiques y habitent » explique lors de leur première rencontre Haber à Lelache, laquelle rétorque aussitôt : « Et les psychiatres encaissent le loyer… » Par les dialogues, les réalisateurs passent plus directement que dans le roman leur message (« Personne ne peut se prendre pour Dieu ! ») ou se permettent un peu d’humour : « Tu es [de peau] brune ! » s’exclame Orr lorsqu’il retrouve Heather après le bref passage de l’humanité au gris uniforme « Oh désolée ! Ce modèle n’existe qu’en une seule couleur » répond-elle avec malice, lovée dans ses bras. La dernière réplique du film est celle d’Heather à Orr : « Je te suis ! » (« Lead away ! ») George, libéré de son pouvoir et de Haber, est enfin devenu le seul « leader » de sa propre existence.
IMAGE ET MISE EN SCÈNE DU PREMIER FILM
Fred Barzyk voulait faire un film qui soit comme un « grand opéra », avec des tableaux. La dimension visuelle, pour les deux producteurs de films expérimentaux et d’art vidéo, était forcément importante, et cela se ressent dans le résultat.
Dès les premiers plans, la thématique est donnée : la méduse dans l’eau et, quelques secondes plus tard, le feu du champignon nucléaire – à la forme similaire –, évoquent la confrontation entre Orr et Haber, deux êtres humains en apparence semblable, mais que tout oppose. Eau et feu se répondent et s’opposent : le scintillement de la surface de l’eau, motif récurrent au long du film, trouve un écho visuel dans les missiles tournoyant autour de la lune. Le symbole de l’eau comme motif de liberté et d’apaisement, que l’on a déjà vu avec les tortues-extraterrestres ou avec le dernier plan de la fontaine, se manifeste aussi lorsque Heather rejoint Orr et qu’ils marchent sur la côte, ou qu’elle « renaît » dans son rêve en émergeant nue de la mer pour se réveiller à ses côtés.
La décision de représenter les rêves de la même façon visuelle que la réalité, qui parait aujourd’hui une norme commune avec laquelle jouent tous les réalisateurs, a été l’objet d’une sérieuse interrogation de l’équipe. Ils n’ont fait ce choix qu’après avoir interrogé des spécialistes des rêves, qui leur ont fait remarquer que lorsqu’on rêve, on pense toujours être dans la réalité.
Par d’habiles choix de points de vue (à l’intérieur du rêve, avec Haber qui monte sur le toit), et à l’instar de l’autrice du roman, les réalisateurs parviennent à montrer le changement de réalité du monde (les labos d’Haber, les logement de Orr) d’une manière extrêmement fluide.
On sent que chaque image du film est composée pour en tirer le maximum de sens. Il n’y a que très peu de champs/contrechamps, et ceux-ci sont souvent nourris par un mouvement de caméra et/ou des prises en plongée ou contre-plongée. Les réalisateurs aiment les cadres larges, qui permettent d’embrasser l’espace et plusieurs personnages à la fois. Ils jouent avec la profondeur, avec plusieurs plans d’action dans la même image ; le regard et l’intrigue naviguent dans toutes les dimensions. C’est parfois l’occasion de donner des informations : en restant à l’extérieur du bureau de la secrétaire de Haber lorsque Orr y rentre pour la première fois, la caméra nous permet de lire le nom de la clinique qui y est inscrit. « Show, don’t tell » (« Montre plutôt que de raconter ») recommandent les manuels de scénario. Lorsque Orr entre pour la première fois dans le bureau d’Haber, ce dernier est en train de visser un circuit imprimé : en un clin d’œil, on apprend ainsi que c’est un bricoleur qui aime bidouiller ses machines. De la même manière bien qu’un peu moins finement, la foule compacte autour de Heather et Orr lorsqu’ils vont déjeuner suggèrent la surpopulation, et la citerne, le rationnement d’eau ; tout comme l’aiguillage sur lequel s’assoit Orr illustre à quel point il est perdu.
Lorsque Orr attend, éveillé, le début de la séance sous les yeux de Lelache, il a les bras fermés, comme dans une camisole. Aussitôt endormi, ses bras s’ouvrent dans un geste d’accueil. Entre les deux, Haber lui rappelle qu’il a confié se sentir « confiné, enfermé » dans la réalité. Cette séquence semble traduire une réplique du roman : « Je suis en train de vivre un cauchemar, dont je m’éveille parfois durant mon sommeil ». Le premier rêve du film illustre cette liberté retrouvée dans le rêve : un cheval galope librement à travers la nature, puis la ville désertée.
Parmi les plus beaux plans du film se trouvent les images qui introduisent le dernier bureau magistral de Haber (tourné à l’hôtel Hyatt de Dallas, ce qui a en plus permis de réutiliser l’immense H de la marque pour évoquer le pouvoir de Haber). Les façades en miroirs du bâtiment, aux vitres carrées rigoureusement alignées et régulières, filmées en plans fixes, composent des tableaux abstraits montrant des reflets déstructurés et insaisissables, comme si la raison froide, régulière et aveugle de Haber avait engendré un monde morcelé, sans plus aucune unité ni cohérence – un aperçu de la destruction à venir.
Les plans sur Haber lui-même donnent la mesure du personnage : lorsqu’ils s’attardent sur lui en train de s’asseoir lentement, ou s’appesantissent en contre-plongée, ils manifestent sa puissance. Quand il descend dans son ascenseur pour prendre place dans sa machine, c’est Zeus qui descend de l’Olympe ! Bien qu’il soit incarné par l’acteur le plus petit, Haber n’est jamais filmé en plongée (par le dessus), hormis pour sa dernière apparition, en fauteuil roulant, hagard : on le voit vaincu par sa propre démesure, ayant perdu la parole et la raison, et toujours gris alors que les autres ont retrouvé leurs couleurs.
Les effets spéciaux sont sommaires, mais pas ridicules : pour perdre leur couleur, les acteurs ont tous été teints en gris, ce qui donne correctement le change tout en suscitant une étrangeté bienvenue lorsque la carnation naturelle pointe aux revers des bouches ou des yeux. Du fait du faible budget, Loxton et Barzyk furent obligés de trouver des stratagèmes pour suggérer certains passages plutôt que de les montrer. Ce n’est plus « Show, don’t tell », mais « Imply, don’t show » (« suggère plutôt que de montrer »), une mécanique éprouvée des films d’angoisse : en suggérant, on pousse le spectateur à se composer lui-même les images dans sa tête… comme à la lecture d’un livre.
Pour l’arrivée des extraterrestres dans le bureau de Haber, la caméra reste ainsi sur le visage de ce dernier, avec l’ombre portée du vaisseau qui atterrit, puis qui repart. Pour la disparition de 6 milliards d’humains, Barzyk fut inspiré par une scène des Grandes Espérances, film britannique des années 40 et par une œuvre vidéo de l’artiste Peter Campus ; la séquence ressemble d’ailleurs fort à une œuvre d’art vidéo et ne dépareillerait pas, isolée dans un musée ou une galerie. En montrant quelques convives s’affaissant les uns après les autres sous les yeux terrifiés des trois personnages principaux attablés avec eux, les réalisateurs choisissent de transcrire l’émotion sensible de la disparition, plutôt que l’échelle du nombre de disparus. À cette occasion, l’image d’une toile d’araignée devant Heather en arrière-plan ne serait-elle pas un clin d’œil à la Veuve Noire du roman ?
L’effet spécial le plus réussi intervient au moment du climax : Haber et Orr se retrouvent dans un tunnel de lumière qui les déforme, hors du temps et de l’espace, pour une confrontation qui convoque tous leurs éléments : soleil brûlant, ciel d’orage, éclairs, volcans, jusqu’aux rayons psychédéliques qui donnent à l’ensemble une convaincante tonalité expressionnisme. Ce duel dans un tunnel en rappelle un autre, tourné la même année : dans la scène la plus célèbre de toute la saga Star Wars, deux êtres incarnant deux forces opposées s’affrontent, révélant une parenté métaphore de l’humanité…
Les costumes de Laura Crow, à la fois sobre et singuliers, crédibles sans ostentation, atemporels, rappellent d’ailleurs eux aussi Star Wars. Kevin Conway en Haber n’a bien sûr pas de combinaison noire à la Dark Vador, mais Bruce Davison qui joue George Orr n’est pas sans rappeler Luke Skywalker dans son habit blanc, et la coiffure et la tunique de l’actrice qui joue Miss Crouch, la secrétaire de Haber, lui donne un petit air de princesse Leia.
POSTÉRITÉ DU PREMIER FILM
Ursula K. Le Guin fut ravie de travailler au sein de l’équipe de tournage, dont elle compara le mouvement à une chorégraphie.
Le film fut diffusé par PBS sur tout le territoire états-unien le 9 janvier 1980. Ce soir-là, l’autrice découvrait comme le reste du pays le résultat de leur travail quand… au bout de deux minutes de diffusion, il y eut une coupure de courant dans son quartier, qui l’empêcha de voir le film ! En 1981, l’adaptation fut nommée pour le prix Hugo de la meilleure présentation dramatique, finalement décroché par L’empire contre-attaque (ayant bénéficié de 120 fois plus de budget, rappelons-le).
Fut-elle rediffusée par la suite ou non ? Les sources divergent sur ce point. Ce qui est sûr, c’est que les droits de diffusion échurent en 1988, obligeant la chaîne à remiser le film aux archives. En 1989, David Loxton meurt à 46 ans d’un cancer du pancréas. Mais le bouche à oreilles et la mobilisation des fans font progressivement de l’adaptation une œuvre culte ; les copies pirates se vendent une fortune sur Ebay et l’archive du film devient au fil des ans la plus demandée de PBS. Avec l’arrivée d’internet, le mouvement s’amplifie et pousse la chaîne a engager une coûteuse renégociation de tous les contrats pour pouvoir rediffuser le film et le sortir en DVD. Le principal frein vint des droits de diffusion de la chanson des Beatles With a little help from my friends, à tel point que la sortie vidéo se fera avec une reprise au lieu de l’originale.
Cette rediffusion par PBS eut lieu avec faste le 1er juin 2000, suivie d’une interview de Le Guin par le présentateur star de la chaîne, Bill Mayers. C’était tellement inattendu, les responsables passés de la chaîne étaient tellement persuadés que le film ne repasserait pas, qu’ils n’avaient pas jugé nécessaire de conserver la pellicule originale, et le format DVD dut être édité à partir des bandes vidéos. À ce jour, le film n’a jamais été diffusé en France (mais se trouve sur Youtube en version originale).
Anecdote amusante : juste après L’autre côté du rêve, le chef opérateur n’en avait pas fini avec les troubles du sommeil, puisqu’il enchaîna avec le tournage de À la limite du cauchemar ! Un film dont le pitch fait étrangement écho à l’histoire de Le Guin (l’histoire d’un jeune homme sous la coupe de sa tante aux désirs incestueux) et qui fut d’abord projeté au niveau local… en Oregon !
PRODUCTION DU DEUXIÈME FILM
Est-ce la rediffusion triomphale de la première adaptation sur PBS, ou peut-être l’approche de la date futuriste à laquelle se déroule l’histoire du roman – 2002 – qui pousse Bruce Davison, premier interprète de George Orr, à envisager un remake au début du nouveau millénaire ?
Toujours est-il qu’il propose, avec le producteur Craig Baumgarten, un scénario écrit par Alan Sharp à la chaîne privée payante Showtime. Ursula K. Le Guin, enthousiasmée par sa première expérience, et qui a reçu à la promesse que cette nouvelle adaptation serait fidèle au roman et qu’elle serait consultée à chaque étape de travail, a accepté de céder ses droits.
Showtime est intéressée, mais souhaite faire des adaptations que refusent les producteurs. Ceux-ci vont alors toquer à la porte de la chaîne concurrente A&E (pour « Arts & Entertainment »), qui accepte de produire le projet avec, à la réalisation, Philip Haas, habitué des adaptations de romans.
James Caan, connu entre autres pour son interprétation de Sonny Corleone dans Le Parrain et pour les premiers rôles de Rollerball et Misery, accepte le rôle de Haber. Lukas Haas, enfant star du film Witness quinze ans plus tôt, endosse le rôle de George Orr, tandis que Lisa Bonnet, héroïne du Cosby Show, devient Heather Lelache.
Le tournage se déroule à Montréal sur 5 semaines, du 16 avril au 20 mai 2001, avec un budget de 5 millions de dollars, soit 20 fois plus que la première adaptation… mais 20 ans après. Cette même année à titre d’exemple, Arrête-moi si tu peux se tourne avec 52 millions, Minority Report avec 102 millions, et le Spider-Man de Sam Raimi avec 139 millions.
NARRATION DU DEUXIÈME FILM
Avec de nouveau un budget réduit, les producteurs décident cette fois de prendre plus de liberté vis-à-vis de l’intrigue originale. Pour Baumgarten, il s’agit de se débarrasser de certains aspects très marqués « science-fiction » pour se concentrer sur la dimension philosophique de l’histoire, que ces coupes permettront ainsi de valoriser, pense-t-il. Ainsi, exit les Etrangers. Pour le producteur, L’autre côté du rêve n’est pas une histoire d’extraterrestres…
Toute la dimension raciale du roman est aussi expurgée : il n’est plus ici question de résoudre un quelconque racisme… D’ailleurs, comme pour montrer que cette question n’était vraiment pas importante à leurs yeux, tous les êtres humains dans le film, qu’ils soient asiatiques, afro ou caucasiens, affichent à l’écran la même improbable pâleur de peau – ce qui fit hurler Le Guin lorsqu’elle le découvrit (la seule mention de « types d’humains » différents qui reste dans cette adaptation est le fait que le virus qui apparait en cours d’intrigue touche en premier lieu les populations « caucasiennes »).
Un bon tiers de l’intrigue du roman est donc purement et simplement supprimé pour être remplacé par… pas grand chose d’autre, ce qui donne une narration très étirée, au rythme lent et qui s’attarde sur des détails. La guerre et la maladie n’ont cependant pas disparu : le conflit qui se passe dans le roman au Moyen-Orient se déroule ici en Europe, où le mari d’Heather est parti combattre. Toute forme de maladie aux États-Unis a été éradiquée par un gouvernement autoritaire et qui requiert une transparence totale de sa population, ou plutôt de sa surpopulation depuis qu’elle n’est plus décimée par les agents pathogènes. Le film reprend ici des éléments du roman (éradication des maladies) que la première adaptation avait laissés de côté.
Un certain nombre de points du roman se retrouvent d’ailleurs, dans cette nouvelle version, plus fidèlement que dans le premier film : Orr qui chute en overdose dans le couloir pour être récupéré par Mannie au début du récit, la visite de Orr à Haber à l’hôpital à la fin, ou encore le rendez-vous au restaurant entre Orr et Heather (qui a vraiment lieu cette fois). De même, la montagne est de nouveau en fil rouge tout au long de l’histoire, de photo sur le mur jusqu’à visible en vrai à travers la fenêtre, puis en éruption, et en fresque collective sur un mur à la fin, avec des chevaux qui la traversent.
Un choix de mise en scène très tranché est celui de ne jamais montrer le contenu des rêves, ce qui donne, par exemple, un récit assez pauvre visuellement de l’épisode raconté par Orr avec sa tante, où l’on admire Haber en train de se gratter consciencieusement la barbe ou les cheveux.
Ce qui constitue la véritable différence avec le roman et la première adaptation est cependant plus profonde. C’est la nature même de l’enjeu dramatique global : il n’est plus question ici de sauver le monde de sa destruction, mais de retrouver ou de séduire l’être aimé. Le réalisateur Philip Haas, dont la filmographie montre bien la passion pour les enjeux sexuels et amoureux, ne s’en cache d’ailleurs pas : « Je voulais faire passer un message moins social et plus axé sur les relations entre les gens » avoue-t-il au LA Times.
On peut donc comprendre la colère de Le Guin, ce d’autant plus que, contrairement à ce qu’on lui avait promis, elle n’entendit plus jamais parler de l’équipe une fois ses droits cédés. Les producteurs et le réalisateurs décident de raconter une autre histoire que celle du roman en se concentrant sur une seule de ses thématiques, et sans tenir compte de l’avis de l’autrice initiale, bon. Cela en fait-il pour autant forcément un mauvais film ?
PERSONNAGES ET INTERPRÉTATION DU SECOND FILM
Ce qui frappe en premier lieu, c’est l’atonie manifeste qui touche les personnages, en particulier Orr et Haber, et qui semble être une consigne de jeu – pour mieux respecter les caractères du roman que le premier film ? Un commentaire de spectateur sur internet (le film est aussi disponible sur Youtube) remarque que, dans le film, « tout le monde parle comme s’il était constipé »…
James Caan interprète un Walter Haber (et non plus William) engoncé dans une gêne tenace, les mains perpétuellement jointes sur le bas-ventre, même lorsqu’il se déplace. C’est au début de l’histoire un simple docteur qui mange des tartines dans son bureau (!), et se montre gentil avec son patient lorsqu’il arrive. Il ne le fait pas rêver dès la première visite, et s’enregistre ensuite sur un dictaphone pour décrire le patient… deux scènes qui n’existent pas dans le roman, mais bien dans l’adaptation de Loxton et Barzyk. Curieuse coïncidence ? Pas forcément : Philip Haas a regardé un peu du premier film avant de s’engager ; il voulait « s’assurer que ce n’était pas quelque chose d’absolument remarquable au point qu’il serait idiot d’essayer à nouveau ». Quand il a considéré que l’œuvre de Loxton et Barzyk n’était pas « dans la ligue de Citizen Kane », il a arrêté de regarder, pour ne pas « être influencé ». Peut-être y avait-il cependant plus intéressant à repiquer que ces deux scènes initiales…
Haber et sa secrétaire Penny (influence de James Bond ?) manifestent assez tôt un désir sexuel mutuel réprimé, qui s’exprime par des allusions (sexistes) de Haber aux habits de Penny et par la référence de cette dernière à Godiva, lady britannique ayant monté nue son cheval pour pousser son mari à baisser les impôts. C’est d’ailleurs la présence de cette dernière sur le cheval rêvé par Orr, ainsi que le soudain changement d’habits de Penny qui fait prendre conscience à Haber du pouvoir de son patient. Dès ce moment-là, Haber va user de ce pouvoir pour son propre confort avant tout (il demande un bureau plus grand), mais aussi pour celui de Orr (il lui souhaite de trouver un lieu de vie tranquille… ce qui fera migrer le virus européen jusqu’aux États-Unis, pour les dépeupler et permettre à Orr d’avoir un plus grand logement). Le changement de caractère d’Haber opère lorsque ce dernier tombe sous le charme de Heather, qu’elle le repousse, et qu’il prend conscience de l’intimité qui la lie à Orr : dès ce moment, la jalousie le rend agressif. Il cherche alors à maîtriser George (il transforme son Traitement Volontaire en Traitement Obligatoire) pour pouvoir posséder Heather. Cette pulsion de possession se traduit en émeutes et pillages durant son rêve, au point que cette violence devenue incontrôlable finisse par se retourner contre l’objet même de son désir : au moment où Heather est frappée par un émeutier, Haber s’effondre et le monde passe dans une nouvelle réalité, dont on ne sait pas bien si elle est le résultat de la défaite d’Haber ou d’un nouveau rêve de George (les deux, probablement).
George Orr dans cette version ne semble pas avoir de travail. La seule activité qu’on lui voit est de regarder la télé, il lui arrive même de rêver du programme du lendemain – on est loin de l’émotion forte à l’origine des rêves effectifs du roman ! Il n’a plus non plus le traumatisme de l’anéantissement nucléaire du roman, mais vit avec un manque existentiel : il sent profondément qu’il a perdu quelqu’un. Et ce n’est pas que sa tante… George est certes un garçon perdu, mais l’apathie que l’acteur lui fait porter, ainsi que la coupe de cheveux qui lui écrase le visage, ne lui donnent pas plus de charisme qu’un céphalopode. L’attirance que Lelache développe pour lui, aux raisons déjà mystérieuses, n’en est que plus difficile à avaler.
Heather Lelache est avocate commise d’office au début de l’histoire : elle est désignée pour défendre George au procès expéditif qu’il subit pour son usage illégal de stupéfiants. La rencontre est plutôt bien imaginée, et ce procès servira comme fil d’intrigue : dans la dernière partie, Heather, alors qu’Haber fait rechercher Orr, prépare le procès en appel qui devrait libérer définitivement le patient de son docteur tortionnaire. Au fil des rêves de George, le désir qu’il éprouve pour elle lui fait prendre du galon et elle devient une avocate célèbre, en parallèle d’Haber qui prend du pouvoir grâce à ses suggestions. On ne saura jamais ce qu’ont vécu Heather et Orr dans leurs vies passées, mais la fin du film, où ils se rencontrent à nouveau pour la première fois, suggère que cet éternel recommencement n’est pas près de prendre fin : après tout, dans cette version de l’histoire, Orr n’est jamais « guéri » de son pouvoir…
Le scénariste Alan Sharp a voulu doper un dernier personnage, celui de Mannie qui apparait en filigrane dans le roman et quasiment pas dans la première adaptation. Il en fait un véritable side-kick toujours présent aux côtés de George, porteur de bon mot et de réconfort, toujours prêt à aider… et seul personnage doté d’un certain dynamisme grâce à l’interprétation de David Strathairn qui apporte un peu de fraicheur à l’ensemble. Plus qu’un ami, c’est un véritable ange gardien, doté d’une conscience plus grande que les autres humains : il est le seul à garder la mémoire des différents rôles menés auprès d’Orr au fil des réalités. Il représente pour George Orr, à qui il apprend à jouer aux échecs, et qu’il pousse à l’action avec Heather, un véritable mentor, toujours dans les environs prêt à aider, jusqu’à la dernière scène.
IMAGE ET MISE EN SCÈNE DU DEUXIÈME FILM
Le film s’ouvre encore une fois sur une image de méduse, en image de synthèse cette fois, et qui reviendra régulièrement tout au long du métrage, s’incrustant sur l’écran à la manière de celles d’On connait la chanson d’Alain Resnais, sorti 5 ans plus tôt.
Il faut reconnaître moins d’audace visuelle dans ce second film. On sent que le réalisateur s’intéresse avant tout à ses personnages, pas à l’humanité ni aux formes qui les entourent. Il les filme en plans poitrine ou gros plans, parfois en plans américains (aux cuisses), mais surtout avec force champs/contrechamps – et de préférence bien centrés dans l’image. La composition de l’image est souvent minimale, même dans les plans d’ensemble ou les plans généraux, et les mouvements de caméra ne font pas preuve d’autant d’élégance que dans le premier film : lorsque George arrive chez le docteur et que la caméra passe devant sa porte pour nous laisser lire son nom, elle s’alourdit d’un travelling avant dénué de toute subtilité.
La subtilité n’est pas non plus de mise dans les dialogues, largement explicatifs, ni dans la mise en scène : lorsque Haber le possessif s’est mis hors d’état de nuire, pour bien montrer que l’humanité est devenue altruiste, on s’échange… des oranges dans le métro ! Et pas plus de finesse dans le montage : puisqu’il n’y a pas d’images de rêve pour passer habilement d’une réalité à une autre, ce n’est pas même un plan de coupe mais un fondu enchaîné grossier sur le visage de Orr qui fait la transition. Les plans sur les écrans d’ordinateur, ou bien sur les plats au restaurant par exemple, qui n’apportent peu ou pas d’informations, sont très nombreux et contribuent à la (trop grande?) lenteur de l’histoire.
Certains passages montrent le manque de moyens : les émeutes du climax, filmés avec des cadres bien trop serrés pour donner le change, trahissent les combats low-cost des fictions TV des années 90 – 2000.
La direction artistique n’est pas foncièrement mauvaise (hormis certains choix, comme cette affreuse représentation picturale de lady Godiva) : elle a surtout très mal vieilli. Que ce soient les écrans d’ordinateur, le design des pièces et des meubles, l’écran Apple Cinema Display comme télé d’Orr, son appareil photo… ou la cabine téléphonique qu’on aperçoit lors d’un de ses passages dans la rue, tout fait aujourd’hui terriblement daté.
Pour les costumes, c’est inégal. On peut au moins remarquer leur variété. Si le costume au motif en Ψ (psi) illustre assez bien le problème psychologique de Orr tout en plaçant habilement sa tête est sur une fourche entre les mains de Haber, son immense vêtement de pluie du début (dessiné, parait-il, en référence à la combinaison des extraterrestres du premier film) n’est pas des plus réussis. À peu près tout le temps, George porte des vêtements trop grands pour lui : une métaphore du fait qu’il n’a pas les épaules assez larges pour endosser son pouvoir.. ou l’acteur pour endosser le rôle ?
POSTÉRITÉ DU SECOND FILM
Lukas Haas, interprète de George Orr, avoue n’avoir pas bien compris la fin du film ; il regrette l’absence de « vrai bon climax » qui aurait pu aider les gens à en saisir le sens…
Diffusé le 8 septembre 2002, presque un an après l’attaque du World Trade Center, le film sort peu de temps après en DVD dans une version légèrement augmentée. Il n’est pas plus diffusé ni distribué en France que le premier.
Assassiné par Ursula K. Le Guin, conspué par la majeure partie des spectateurs qui connaissaient au moins l’une des deux autres œuvres, le film a quand même trouvé des amateurs capables d’y reconnaitre une œuvre intéressante. Impossible en tout cas de savoir si le résultat fut conforme aux désirs de Bruce Davison, le premier interprète de George Orr et producteur de ce remake.
Anecdote amusante : au moment du tournage de ce deuxième opus en 2001, Kevin Conway, interprète du premier Haber, jouait la Voix de Contrôle dans la reprise de la série Au-delà du réel, dont l’épisode 9 de la saison 7 met en scène… un extraterrestre qui tient un magasin d’antiquités, et qui offre un pouvoir à un jeune homme perdu pour l’aider ! Pouvoir qui sera bien sûr à double tranchant selon l’utilisation qu’il en fera…
Cette même année 2001 sort au cinéma un autre film avec un extraterrestre bienveillant : K‑Pax, qui avait lui-même été précédé dans cette thématique par Cocoon (1985), ET (1982) ou Rencontre du troisième type (1977)…
À ce tournant de millénaire, les films mettant en scène des réalités alternatives sont légion : en 1999 Matrix reste le plus célèbre, ayant éclipsé son alter-ego Passé virtuel, mais il y eut aussi cette année-là dans des genres différents Existenzet Sixième sens, et un peu avant, The Truman Show (1998) ou Usual Suspects (1995), un peu après Vanilla Sky (2001)…
Sans compter toutes les productions qui explorent la possibilité de changer le passé pour l’améliorer : depuis La machine à explorer le temps (1960, 1978, 2002) jusqu’à Tenet (2020), en passant par La jetée (1962), Terminator (1984), Retour vers le futur (1985), L’armée des douze singes (1995), Donnie Darko (2001), Minority Report (2002), L’effet papillon (2004), Déja vu (2006), Shutter Island (2010), Source code (2011), Edge of Tomorrow (2014), Interstellar(2014), et bien d’autres…
Les histoires mettant en scène le détenteur infortuné d’un pouvoir, comme The Sender (1982) ou Dead Zone (1983) se font plus rare au cinéma, davantage explorée sur le petit écran, par exemple dans La quatrième dimension ou Au-delà du réel hier, dans les séries policières aujourd’hui.
Steven Spielberg, David Cronenberg et plus encore Christopher Nolan ont exploré dans plusieurs de leurs films les questions que l’on retrouve dans L’autre côté du rêve. Une citation d’Inception (2010, prix Hugo de la meilleure présentation dramatique 2011) traduit d’ailleurs assez bien ce que vit le personnage principal imaginé par Le Guin : « Le rêve est devenu leur réalité ». Serait-ce ainsi complètement un hasard que l’on retrouve au casting du film de Nolan l’acteur Lukas Haas, apathique George Orr de 2002, dans le rôle d’un architecte dessinateur de rêves… qui se fait violemment virer dès les premières minutes du film pour avoir mal fait son travail ?
Chacune des deux adaptations est imprégnée de son époque : écologique pour la première, individualiste pour la seconde. À l’instar des films cités plus haut, elles délivrent la vision du monde de leur temps. Aujourd’hui, à nouveau 20 ans après la dernière adaptation, les questions raciales et environnementales dans le monde sont plus que jamais d’actualité, tout comme la guerre au Moyen-Orient et bien sûr la pertinence d’un virus qui touche toute l’humanité… Seule la menace terroriste semble remplacer la crainte d’une invasion extraterrestre.
Mais une phrase que prononce Haber dans le film de 2002 (« Make the world a better place ») nous rappelle qu’elle fut prononcée en même temps que la naissance des start-ups d’internet qui dominent aujourd’hui le monde, et dont Haber représenterait certainement un parfait patron, dans une adaptation actuelle. L’uniformisation par le progrès et la dépossession de soi-même par la technologie sont déjà visible dans la première adaptation, lorsque les humains, gris, habillés à l’identique, ont perdu toute vitalité. Et présentes dès le roman, bien sûr : « Où est passée la démocratie ? Les gens ne peuvent plus rien choisir par eux-même. Pourquoi tout est si terne ? Pourquoi les gens ne sont-ils pas joyeux ? »
CONCLUSION
Le second film, en choisissant de dérouler le fil du premier rêve traumatique de Orr, n’est pas dénué d’une certaine cohérence dramatique, et ne se révèle pas indigne, si l’on accepte qu’il raconte autre chose que le roman. En le regardant sans a priori, ni référence qui en empêche la lecture, il est tout à fait possible d’y prendre du plaisir et de l’apprécier. Ce n’est pas grave, au fond, de s’éloigner de l’histoire initiale. Il est probable, d’ailleurs, que cette version (par culpabilité peut-être ?) ait encore trop gardé d’éléments du roman pour parvenir à son véritable équilibre.
La question qui se pose est : prend-on du plaisir à le revoir ? Car c’est à ce moment-là que l’on se rend compte de la matière qui reste à creuser sous la surface immédiate – ou de son absence. Et dans le film de Philip Haas, les choix artistiques, visuels, de direction d’acteur et de mise en scène sont largement insuffisants pour offrir une expérience esthétique et émotionnelle renouvelée, pour créer de nouveaux liens avec le monde. C’est ce qui fait la différence entre un divertissement, même bon, et une œuvre d’art.
Parce qu’ils étaient par nature des chercheurs de forme, Loxton et Barzyk ont injecté à leur production le savoir-faire issu de leurs nombreuses expérimentations. Oh, leur film n’est pas exempt de défaut ! Mais il dégage une puissance, une générosité et une audace que l’on ne retrouve jamais dans le suivant, et qui lui permet de traverser les années avec plus de consistance. Les auteurs ont peut-être un peu plus respecté l’intrigue du roman, mais plus important encore, ils ont d’abord respecté leur parole, et c’est ce qui témoigne le mieux de la sincérité de leur engament, qui rejoint celui d’Ursula K. Le Guin.
Le passage de l’écrit à l’écran s’apparente au passage d’un rêve à l’autre : de celui de l’auteur à celui du réalisateur (avec son équipe). Ou plutôt, c’est le passage du rêve littéraire (sans contrainte, sans limite) à la réalité filmique (bornée par les contingences, les lois de la physique, les limites du budget de production et l’imprévisibilité émotionnelle des relations humaines). Et comme l’illustre si bien le roman de Le Guin, les rêves idéaux accouchent souvent de terribles réalités.
En tant que romancier, scénariste et proche de nombreux professionnels de l’audiovisuel et du cinéma, je sais combien la parole donnée dans ces milieux, surtout envers les auteurs, a bien peu de valeur. C’est pourquoi je comprends et partage la colère de Le Guin d’avoir été trompée. Mais je reste persuadé que le problème de faire une adaptation fidèle ou non importe peu dans le fond, la seule question qui compte étant de faire une bonne œuvre.
L’autre côté du rêve, que j’ai parcouru plusieurs fois en français et en anglais pour écrire cet article, ne cesse de me révéler des détails laissés inaperçus, des pistes de lectures inédites, des sources d’inspirations nouvelles… C’est la preuve d’une grande œuvre, inépuisable – et d’une immense autrice.
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